UNE PRESENTATION DE
LA LANGUE SIAMOISE
J’ai
reçu, il n’y a pas si longtemps, un courriel d’un jeune étudiant du secondaire
qui se posait la question de savoir s’il devrait ou non, quand il aura obtenu
son baccalauréat, s’inscrire à l’Institut National des Langues et Civilisations
Orientales pour y étudier le siamois. Je ne suis évidemment pas là pour
renforcer sa motivation mais je veux aujourd’hui répondre, le plus
simplement possible, à sa curiosité
quand il me demande à quoi peut bien ressembler cette langue.
Le siamois[i]
fait partie d'une famille linguistique qui s'étend sur une vaste aire
géographique, depuis l'Assam à l'Ouest jusqu'à Haï-Nam à l'Est, et du sud de la
Chine jusqu'à la Péninsule malaise, et comprend une bonne vingtaine de langues.
Cette famille, habituellement désignée sous le nom de "Taï-Kadaï",
a été l'objet de nombreuses controverses entre linguistes : on a voulu en
faire un groupe indépendant, on l'a rattaché aux langues tibéto-birmanes, on a
voulu en faire une branche des langues môn-khmères mais il semble bien, dans
l'état actuel des recherches, qu'elle fasse partie des langues austronésiennes.
Si les Siamois sont
très tôt apparus dans l'Histoire de l'Asie du Sud-Est, puisqu'ils sont
représentés sur les bas-reliefs d'Angkor et que les chroniques chames les
mentionnent également, ils n'ont réussi à former un État indépendant, le
royaume de Sukhothay, dans le nord du bassin du Ménam Chao Phraya, le grand
fleuve nourricier de la Thaïlande, qu'au début du XIIIe siècle. Ils ont ensuite
poursuivi leur descente vers le delta, au détriment des premiers occupants, les
Mons et les Khmers, descente jalonnée par la fondation de nouvelles capitales,
Ayudhya de 1350 à 1767, Thonburi de 1767 à 1782 et, depuis cette dernière date,
Bangkok.
Soldats siamois sur les bas-reliefs d'Angkor
Le siamois est écrit
depuis la fin du XIIIe siècle, et le premier document qui nous soit parvenu est
une stèle gravée dans laquelle l'auteur, Rama Khamhaeng, troisième roi de la
dynastie de Sukhoday, se glorifie de l'invention de l'alphabet. Il apparaît
qu'il s'agit plutôt d'une adaptation de l'alphabet khmer, lui-même issu de la devânagarî,
aux particularités de la
langue. C'est cet alphabet, malgré une évolution notable, qui
est toujours utilisé aujourd'hui.
Stèle du roi Rama Khamhaeng
Si le siamois, langue
du bassin du Ménam Chao Phraya, est aujourd'hui devenu la langue officielle du
royaume de Thaïlande, il le doit essentiellement au fait que l'unification
progressive du pays, qui n'a été achevée qu'entre les deux guerres mondiales
sous la forme d'un État-nation, a été le fait de princes originaires de cette
région. De nombreuses autres langues de cette famille linguistique continuent
d'ailleurs d'être parlées dans le royaume (je n’évoque que pour mémoire bon
nombre des minorités linguistiques, constituées essentiellement de tribus
montagnardes du nord du pays), mais les progrès de l'alphabétisation, de
l'enseignement primaire, le développement des moyens modernes d'information,
journaux, radio, télévision, réseaux sociaux et le brassage dû à un exode rural
grandissant dans un pays qui tentait jusqu'à ces dernières années, de se hisser
au rang de pays industrialisé et entre désormais dans la phase numérique amène
une uniformisation, au bénéfice unique du siamois, qui est aujourd'hui compris,
sinon parlé par plus de soixante-cinq millions de personnes.
Il faut considérer
que, depuis son apparition en tant que langue écrite, le siamois est passé par
trois étapes que l'on peut définir approximativement de la manière
suivante :
-
le siamois ancien, du XIIe siècle à la fin du XIVe : il s'agit
essentiellement d'une langue qui n'a pas encore subi les influences des grands
véhicules de l'indianisation en Asie du Sud-Est, le khmer et le sanskrit et, à
travers l'adoption du Bouddhisme Théravada, du pali.
-
le siamois moyen, du XVe au milieu du XIXe siècle, dont le stock de
vocabulaire s'enrichit alors considérablement, aussi bien par besoin
d'expression de concepts nouveaux (religion, mystique monarchique) que dans un
but littéraire ; on est en effet dans une phase d'essor de la littérature
dite "de cour".
-
le siamois moderne, depuis le milieu du XIXe siècle, qui voit, en même
temps que son orthographe est enfin fixée, peut-être sous l'influence de
l'introduction de l'imprimerie, dans les années 1830, l 'emprunt de concepts
et de techniques à l'Occident, avec introduction d'un vocabulaire d'origine
anglo-saxonne puis, par réaction, une floraison de néologismes.
Manuscrits siamois (début du XIXe siècle)
S'il faut essayer de
donner les caractères spécifiques de cette langue, on peut dire qu'elle
présente trois aspects essentiels : le siamois est une langue isolante,
à tendance monosyllabique, et polytonale.
-
Elle
est isolante en ce sens que tous les mots sont invariables, les substantifs ne
portant aucune marque de genre ni de nombre[ii],
les verbes ne présentant rien qui puisse aider à déterminer leur personne, leur
temps et leur mode ; c'est en dire assez pour que l'on comprenne que seule
la syntaxe permet la compréhension.
-
Elle
est à tendance monosyllabique ; dans le siamois archaïque, comme dans de
nombreuses autres langues du groupe auquel elle appartient, tous les mots ne
comportaient qu'une seule syllabe, mais les emprunts à des langues
polysyllabiques ont altéré ce caractère premier, encore que l'emprunt passe
souvent par une réduction du nombre des syllabes.
-
Elle
est polytonale (cinq tons) puisque le tonème est un trait pertinent ; on
remarque cependant que rares sont les séries de cinq mots dont le seul trait
différentiateur est le tonème : les séries de ce type les plus fréquentes
sont de trois mots.
L'orthographe du
siamois, contrairement à bon nombre de langues de la même famille qui sont
elles aussi écrites, est étymologique, ce qui explique que, alors qu'il ne
comporte que vingt-et-un phonèmes consonantiques, son alphabet comprend
quarante-quatre consonnes, dont deux sont d'ailleurs obsolètes depuis le milieu
du XXe siècle. Le choix d'une telle orthographe s'explique sans doute le fait que de nombreux
mots, de signifiés différents bien sûr, sont homophones : on compte par
exemple cinq mots prononcés /can/, avec cinq orthographes différentes (จัน, จันทร์,
จันทน์, จัณฐ์, จรรย์).
L'organisation de
l'énoncé est toujours du type sujet + verbe + complément d'objet, mais il faut
remarquer que le contexte, implicite ou explicite, de cet énoncé permet de
procéder à l'élision du sujet et/ou du complément d'objet. Les subordonnées
circonstancielles sont habituellement placées derrière la principale, sauf s'il
s'agit d'une subordonnée circonstancielle de temps plaçant la principale dans
le passé, ou d'une subordonnée circonstancielle de lieu précisant dans quel
cadre spatial la principale est vraie. Il convient aussi de noter que le
siamois ne possède pas d’adjectifs qualificatifs, mais des verbes d’état qui,
selon qu’ils sont ou non le noyau de l’énoncé, jouent un rôle d’attribut du
sujet ou d’épithète du substantif (ils peuvent également avoir une fonction adverbiale).
Les verbes étant, je l’ai souligné, totalement invariables, aspect et modalité
sont marqués par des verbes pleins ou parfois réduits à ce seul rôle d'outil,
qui se placent soit avant le verbe noyau lui-même, soit en fin de l'énoncé ;
on notera également que, dès qu'un circonstant de temps - expression adverbiale
ou proposition circonstancielle - a placé l'énoncé principal dans le passé, les
marqueurs ne sont plus nécessaires.
Alphabet siamois : les consonnes
Les substantifs n'ont
aucune marque de genre, sauf ceux qui, désignant des êtres animés, ont été
empruntés au sanskrit. Lorsqu'ils désignent des concepts ou des objets, ils
sont évidemment neutres ; pour ce qui est des substantifs désignant des
êtres animés, il convient de procéder à une distinction entre êtres humains et
animaux : certains termes de parenté désignent naturellement des hommes ou des
femmes (père, mère, etc.), d'autres, comme d'ailleurs nombre de noms de
métiers, doivent être précisés dans leur genre, par un verbe d'état ("être
du sexe masculin" - ชาย /cha:j/ ou "être du sexe féminin" หญิง ou สาว /jǐŋ, sǎ:w/) postposé
ou par un substantif ("monsieur" - นาย /na:j/ ou
"madame" - นาง /na:ŋ/) préposé. Pour
les animaux, le genre sera marqué soit par un verbe d'état postposé ("être
mâle" - ตัวผู้ /tua phû:/ ou "être femelle" - ตัวเมีย /tua mia/) si on
considère uniquement le sexe, soit par les substantifs "père" – พ่อ /phɔ̂:/ ou "mère"
– แม่ /mɛ̂:/ si on
considère leur fonction reproductrice avérée. La quantité quant à elle, s rend
par la structure suivante : substantif + quantificateur + classificateur, la
réduplication du substantif marquant un pluriel indéterminé. Déterminants du
substantifs comme déterminants du verbe, à l'exception de certains marqueurs
d'aspect et de modalité, déjà évoqués précédemment, suivent tous la structure :
déterminé + déterminant. On notera enfin que si des pronoms personnels
désignant les êtres humains, expressions de l'identité, existaient en siamois
archaïque, on n'utilise plus aujourd'hui que des "pseudo-pronoms",
qui marquent le rapport - en fonction du statut social ou de l'âge - ou entre
le locuteur et celui à qui ou dont il parle (c’est la raison pour laquelle je
préfère parler, à leur sujet, de "référents personnels").
Si le lexique siamois
comporte encore une majorité de mots d'origine siamoise, lesquels ont parfois,
d'ailleurs, subi une évolution sémantique étrange (le verbe "vaincre"
- แพ้ /phɛ́:/, au XIIIe
siècle, veut dire aujourd'hui "être vaincu"...), il s'est développé
dans un double contexte : il a tout d'abord été au contact de langues
exprimant des cultures supérieures à la sienne, et nous pensons ici
essentiellement au khmer, ce qui explique que des verbes aussi simples que
"naître" – เกิด /kɤ̀:t/, "marcher"
- เดิน /dʏ:n/ ou
"étudier" - เรียน /riɛn/ soient
empruntés à cette dernière langue ; il est ensuite, à force d'assimilation
de concepts religieux et politiques, devenu une langue de culture, empruntant
essentiellement au sanskrit et toujours au khmer pour pouvoir exprimer ce qu'il
importait ainsi. L'Histoire de la langue se construisant en même temps que
celle du royaume, dont les traditions d'accueil ne sont pas nouvelles, on a vu
apparaître des emprunts au chinois (immigration chinoise dès la fin du XIIIe
siècle, avec recrudescence à partir de la fin du XVIIIe siècle : apport dans le
domaine du lexique commercial), au malais (dès que les Siamois ont commencé le
commerce maritime et que, n'étant pas un peuple de marins, ils ont du faire
appel à des spécialistes : vocabulaire de la marine et de la navigation), puis,
çà et là, ils ont puisé dans les lexiques portugais, tamoul, arabe, persan,
etc.
C'est cependant
l'anglais qui, de nos jours et depuis le milieu du XIXe siècle, joue le rôle le
plus important. En effet, dès que les rois Rama IV (1851 -1868) et Rama V
(1868-1916) ont, de la même manière et à la même époque que Meiji au Japon,
compris que pour résister à la poussée des impérialismes occidentaux il
importait de moderniser le pays au triple point de vue politique, technologique
et culturel, une première vague d'emprunts à l'anglais peut se constater,
tellement importante qu'elle a amené une réaction sous le règne du roi Rama VI,
lequel a lancé une véritable politique linguistique nationale, consistant à
créer des néologismes destinés à remplacer les mots anglais qui s'étaient
introduits en siamois ; malheureusement, le choix a été la création de
mots à partir du sanskrit, ce qui explique, dans le contexte d'une langue à
tendance monosyllabique, que bon nombre de ces créations n'aient pas de vie réelle
dans la langue parlée. Actuellement, avec la présence américaine qui s'est
manifestée en Thaïlande depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'en
1975, puis l'accélération des progrès techniques en provenance de l'Occident,
l'anglais est de plus en plus mis à contribution, à un point tel que la Commission
des néologismes ne peut plus suivre...
Pour achever cette
présentation rapide qui, j’espère, donnera à mes lecteurs, malgré son aridité,
l’envie d’en savoir plus et donc d’apprendre cette langue passionnante (ils le
peuvent, depuis 1874, à l’Institut National des Langues et Civilisations
Orientales et, depuis quelques années, à l’Université d’Aix-Marseille), je
voudrais insister, en enfonçant peut-être des portes ouvertes, sur le fait que
le siamois, comme toutes les langues, n’est que le mode d’expression d’une
culture : c’est assez dire qu’apprendre cette langue, c’est aussi vouloir
comprendre la société qui la parle.
[i] Je préfère choisir
ce nom de "siamois" plutôt que celui de "thaï" qui est
généralement utilisé pour désigner la langue officielle du royaume de
Thaïlande. En effet, ce dernier terme, outre qu'il peut prêter à confusion
puisqu'il sert également à désigner un sous-groupe de la famille linguistique à
laquelle appartient le siamois, comme le lao et le shan, par exemple, m’apparaît
également dangereux par les implications panthaïes qu'il véhicule (je vous
renvoie, sur ce dernier point, à un de mes précédents articles).
[ii] Encore faut-il
nuancer, en ce sens que des substantifs désignant des êtres animés, et
empruntés au sanskrit, l’ont été dans leurs formes, tant masculine que féminine.
C'est ainsi par exemple qu'un des mots désignant l'éléphant est คช /khót/,
du sanskrit gaja tandis que l'éléphante est désignée par คชี
/kháʔchi:/ : l'opposition masculin/féminin du sanskrit est alors
conservée.
Vous avez défini trois étapes dans la construction de la langue Thaïe actuelle : Siamois ancien, Siamois moyen et Siamois moderne. À partir de quand, cette langue est-elle devenue polytonale ?
RépondreSupprimerOn considère généralement que le proto thaï avait trois tons. DIre d'où ils venaient serait de l'ordre de la spéculation (cerains pensent que les tons seraient apparus au contact du chinois, mais !). Si cela vous intéresse, vous pouvez lire Marvin BROWN, The great tone split: did it work in two opposite ways? in: Studies in Tai Linguistics in Honour of William J. Gedney, J. G. Harris and J. R. Chamberlain, Central Institute of English Language, Bangkok, 1975, pp. 33-48.
SupprimerJe vais vous lire avec attention!
RépondreSupprimerJean Pacquement