Tout au long des années où j’ai enseigné la littérature classique siamoise, j’ai conservé les traductions des textes originaux sur lesquels je travaillais avec mes étudiants ; je me dis qu’il serait dommage qu’elles demeurent enfouies dans le disque dur de mon ordinateur et j’ai donc décidé de vous donner, une fois de temps en temps, la traduction d’une de ces œuvres.
Ce sera le cas aujourd’hui avec celle du “Poème de Kaki” (บทเห่เรื่องกากี) du prince Thammathibet (เจ้าฟ้าธรรมธิเบศร์).
1 - Qui est le prince
Thammathibet ?
La biographie du prince Thammathibet se
place au beau milieu du maëlstrom des passions politiques et, en l’occurrence,
amoureuses qui ont souvent déchiré la cour des rois d’Ayudhya. Son père, Phra
Phon, le futur roi Baromakot (1732-1758), était un des frères du roi Thay Sa (1708-1732)
qui, dès son avènement, l’avait intronisé roi du Palais de Devant, ce qui
faisait de lui l’héritier présomptif du royaume. Cependant, sur son lit de
mort, celui-ci se ravisa et nomma pour lui succéder un de ses propres fils,
Phra Narenthon, un moine bouddhiste, qui se désista au profit de son cadet Phra
Aphay. Une guerre de succession s’en suivit, dont Phra Phon sortit vainqueur et
s’empara du trône : les vaincus furent bien sûr exécutés…
Le prince Thammathibet, né en 1705, fut
alors nommé roi du Palais de Devant. Mais l’amour allait se mêler à la politique.
En effet, Phra Baromakot prit pour seconde reine la princesse Sangwan, fille du
prince Aphay, et donna la veuve de ce dernier comme épouse au prince
Thammathibet ; ces arrangements matrimoniaux, communs lors de successions
sanglantes, Mais, cette fois-ci, un problème se posait puisque le prince
Thammathibet nourrissait une réelle passion pour la princesse Sangwan, qui lui
avait déjà inspiré de très beaux poèmes d’amour, comme le Chant de plaisir
et le Chant de peine ; certains auteurs pensent d’ailleurs que le Chant
de Kaki est une allégorie de cette séparation imposée aux deux amoureux par
le roi et la raison d’Etat.
Sépulture du Prince Thammathibet
Il semble bien que la situation, plutôt
paradoxale, n’ait pas empêché ces deux amoureux de se revoir et d’entretenir
une relation adultère qui, ayant été rapportée en 1746 aux oreilles du roi,
amena l’application de la Loi de Gardiens du Palais, laquelle punit de
mort tout homme qui aurait une affaire amoureuse avec une des épouses ou une
des concubines royales. Le prince Thammathibet fut donc, dans un premier temps,
ravalé au rang de roturier (alors qu’il occupait le second rang dans le royaume)
puis condamné à recevoir 120 coups de baton de santal ; il expira au 88ème
et son corps fut enterré sans aucune cérémonie. On dit que sa maîtresse aurait,
elle, survécu, mais qu’elle aurait été bannie de la Cour.
2 - Quelle est
la légende qui inspire ce poème ?
L’histoire de Kaki est plutôt originale dans l’ensemble
des contes et légendes siamois ; en effet, alors que d’ordinaire ce sont
des hommes qui occupent le devant de la scène et qui, au cours de nombreuses pérégrinations,
séduisent de nombreuses femmes, nous trouvons ici une femme, Kaki, qui va collectionner
les succès auprès des hommes. Il n’est donc pas étonnant, dans le contexte
culturel siamois, que le nom de l’héroïne soit, même encore de nos jours,
synonyme de femme légère…
La belle Kaki est l’épouse du roi de Bénarès. Le Garuda,
qui vient souvent jouer au Sakâ avec lui, remarque la jeune femme. Une nuit, il
l’enlève et l’emmène dans son palais de Chimphli[1]. Après une
semaine de plaisirs, il revient jouer avec le roi qui se lamente de la disparition
de son épouse. Un de ses conseillers, qui soupçonne le Garuda d’être le
ravisseur, se transforme en insecte et, se glissant dans ses plumes, réussit à
la suivre jusque dans son séjour. Mais là, au lieu de ramener Kaki, il jouit d’elle.
Au bout d’une semaine, ou Kaki passe ses nuits avec le Garuda et ses jours avec
le conseiller, celui-ci revient vers le roi et fait comprendre au Garuda, lors
d’une de ses visites, qu’il connaît toute l’histoire. La jeune femme est donc
rendue à son époux qui, très en colère, l’abandonne aux caprices de l’océan,
sur un radeau.
Elle est recueillie par un marchand auquel elle raconte
ses aventures et, en larmes, le supplie de l’épouser et de lui apporter
protection, lui jurant fidélité «éternelle. Il se laisse attendrir et le voyage
se poursuit. Mais voilà qu’une tempête se lève et le navire fait naufrage… Une
bande de brigands les attaque et leur chef, trouvant Kaki très belle, la veut
pour femme. Il se bat avec le pauvre marchand qu’il assassine, avec l’aide de
la jeune femme ! Mais les membres de la bande veulent leur part du
butin ; ils tuent leur chef et se battent farouchement entre eux.
Profitant de la confusion, Kaki et erre, seule, dans la forêt.
Au bout de sept jours et sept nuits, elle rencontre un
prince qui est à la chasse. Elle lui raconte qu’elle a été élevée par un ermite
mais que celui-ci est mort depuis peu, la laissant orpheline et sans
appui ; depuis cela, elle erre solitaire dans la forêt. Touché par son
récit, rempli de pitié et attiré par sa beauté, le prince la recueille et
l’épouse. Elle vit alors heureuse auprès de lui.
Couple d'amants (peinture murale du Monastère de Phumin)
Pendant ce temps, son premier époux, bien qu’il l’ait
jadis chassée, est malade du chagrin de l’avoir perdue et meurt. Son peuple
choisit pour le remplacer son conseiller, celui qui l’avait jadis retrouvée
chez le Garuda. Sous son administration avisée, le royaume connaît une grande
prospérité mais, malgré ses seize mille femmes, il est mélancolique car il
conserve en lui le souvenir ébloui des jours qu’il avait passés auprès de Kaki
dans le palais du Garuda. On lui apprend un jour qu’elle est toujours vivante.
Il demande à l’époux actuel de la jeune femme de la lui rendre ; celui-ci
refuse et est tué dans la guerre qui s’ensuit. L’ancien conseiller reprend Kaki
auprès de lui, l’épouse et ils terminent tous deux leur vie dans le bonheur et
la paix.
Je m’avance
peut-être un peu en parlant de “traduction” ; la poésie siamoise utilisant
systématiquement des monceaux de synonymes, je me vois dans l’obligation, en
tentant de la faire passer en français, de me livrer à certaines acrobaties ;
mieux vaudrait utiliser l’expression “adaptation en français”…
Ouvrant largement les bras, il étreint la belle Kaki
Et, battant des ailes, l’emporte vers son aire.
L’enlevant brusquement, il fait d’elle sa proie,
L’enserrant dans sa queue, il l’emporte jusqu’en son
palais.
Ouvrant largement les bras, il étreint la femme qu’il
aime,
Belle princesse illuminée de la beauté de son corps,
Ses ailes en effleurent la poitrine et la taille ;
L’enlevant brusquement, il s’empare de sa proie,
Le rapace l’emporte, il a la tête haute,
Sa queue et l’enserre et l’enlace,
Forçant les nuées, il arrive à Phimphli.
Parvenu dans ce séjour, palais tout orné d’or,
Avec délicatesse ; il courtise la jeune et belle
Kaki,
Afin que monte en elle, soudain, le désir.
Heureux, il s’approche doucement d’elle et touche son
corps.
Il lui caresse avec plaisir la joue
Tout en lui chatouillant la pointe des seins.
Il l’étreint avec force, plein d’empressement.
Et voici qu’il la force, et qu’il la possède.
Kaki, la belle, douce et jolie jeune femme,
Avec humilité, les deux mains jointes,
Courbant la tête, en vient à l’implorer.
Elle cache son visage mais le regarde du coin de l’œil.
L’oiseau se rapproche encore pour en jouir,
Il ressent un plaisir et une félicité indicibles,
La serrant dans ses bras, il l’étreint en disant des mots
tendres
Et, dans cette étreinte, continue de l’aguicher.
Tous deux sont heureux, tous deux font l’amour,
Y trouvant tous deux un intense plaisir physique.
Tous deux sont étendus, étroitement enlacés
Et, s’entre-caressant, tous deux connaissent la félicité.
Leurs sourires expriment la grande joie ressentie,
Ils atteignent le bonheur autant qu’ils l’attendaient ;
Leur plaisir est immense et il s’exalte comme il
convient,
Dans cette chambre magnifique, d’une beauté éclatante.
Le vent qui souffle vient mêler les nuées,
Le ciel gronde, la foudre éclatante zèbre le ciel,
Et voici que la pluie se met à tomber :
L’ondée vient alors enfler le lit du ruisseau.
Le vent qui souffle vient mêler les nuées,
Le ciel gronde, la foudre éclatante zèbre le ciel,
Et voici que la pluie se met à tomber :
L’ondée vient alors enfler le lit du ruisseau.
Le serpent se sent envahi de plaisir,
Glissant joyeusement dans la vague qui le submerge.
Tous deux ont le cœur rempli d’agitation,
Ils connaissent le bonheur à jamais.
[1] Chimphli
est, dans la mythologie indienne, une immense grotte aménagée en un palais
magnifique, située au flanc d’une des montagnes de l’Himavant, la forêt mythique ;
lorsque le Garuda s’en absente, elle devient invisible au regard des personnes
et des dieux.
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