mercredi 12 octobre 2016

LES ULTRA-NATIONALISTES REECRIVENT L'HISTOIRE DU SIAM !

Je ne sais pas si vous êtes jamais tombés par hasard, comme moi, sur certains sites web que mettent en ligne certains ultra-nationalistes, sans doute inspirés par le panthaïsme mis en œuvre par le Maréchal Phibul Songkhram durant la Seconde Guerre Mondiale, dans la droite ligne du pangermanisme d'Adolf Hitler. 

Si vous n'avez pas encore eu cette expérience - elle vaut le détour, croyez-moi - je vous invite à vous rendre sur la page suivante :


Quand vous aurez vu cette animation qui montre "les pertes territoriales du Siam au profit des étrangers", nous examinerons ensemble les distorsions éhontées qu'elle fait subir à la vérité historique.

1 - La première carte, impressionnante, rassemble en un seul bloc, tous les territoires qui, au cours des siècles ont pu être, pendant un certain temps, sous l'influence du Siam (certains, d'ailleurs, comme nous le verrons, ne l'ont jamais été...) ; je vous en donne un exemple que je trouve édifiant.
Depuis cette première carte et jusqu'à la dernière, vous remarquerez que le Lanna (Royaume du Million de Rizières), situé dans le nord de l'actuelle Thaïlande, n'est jamais marqué comme lui étant extérieur. Or, voici les faits :
1259 - Fondation du royaume par le roi Mangray (1238-1259-1319) ;
1558 - Le royaume devient tributaire du royaume birman après avoir été battu par Bayinnaung (1516-1550-1581) ;
1660-1662 - Brève occupation siamoise par le roi Narai (1632-1656-1688) ;
1664 - Annexion de facto du royaume par la Birmanie : des fonctionnaires birmans assurent l'administration du Lanna ;
1727 - La révolte de Thepsingh redonne son indépendance au Lan Na pour une brève période de 10 mois ;
1774 - La révolte de Kavila, appuyée par les armées siamoises du roi Taksin, met fin à la domination birmane ; le Lanna devient tributaire du Siam ;
1892 - Annexion par le Siam ; l'ancien royaume est divisé en provinces siamoises.

Les cartes (et leur auteur) mentent donc en faisant entrer dès le début 
le Lanna dans ce qui est aujourd'hui la Thaïlande : il n'en fait partie intégrante,
par annexion, que depuis 124 ans !

2 - La seconde carte fait état de la perte de Penang en 1786, sous le règne de Rama Ier (1737-1782-1809) ; or cette île appartenait au Sultan de Kedah qui l'a cédée à la Compagnie britannique des Indes Orientales, en échange d'une protection contre d'éventuelles agressions siamoises ou birmanes : nous étions en effet à l'époque de la grande attaque birmane sur la partie siamoise de la Péninsule malaise. Le sultanat de Kedah, qui n'avait été que tributaire et non partie intégrante du royaume d'Ayudhya jusqu'en 1767, date de la prise de la capitale siamoise par les Birmans, et ne le redeviendra qu'après 1786.

C'est donc un état indépendant du Siam qui procède à la cession de Penang
et il ne s'agit pas, ici, d'une perte territoriale du Siam. Nous sommes en présence d'un nouveau mensonge, le second en deux cartes !

3 - La troisième carte fait état de la perte de Merguy, Tavoy et Tenasserim (aujourd'hui partie birmane de la Péninsule malaise) au profit des Birmans, en 1796, toujours sous le règne de Rama Ier. Si cette région a effectivement été siamoise tout au long de la période d'Ayudhya (à part une brève occupation birmane entre 1564 et 1593), c'est en 1765 que le royaume birman s'en est emparé définitivement. Rama II (1767-1809-1824) ne s'est d'ailleurs pas préoccupé de récupérer ces territoires lors des contre-offensives victorieuses qu'il a lancées contre les attaques birmanes sur Phuket. La région reviendra aux Britanniques après la première guerre anglo-birmane (1824-1826).

Nous nous trouvons maintenant, non plus devant un mensonge, mais devant
une erreur historique manifeste !
Non content de déformer l'Histoire, l'auteur de cette carte la méconnaît...

4 - La quatrième carte atteint des sommets dans l'ignorance et/ou le mensonge. Il y est montré qu'en 1810, le Siam perd le delta du Mékong au profit de la France ! Rappelons que si la France a joué un rôle dans l'accession au trône de la dynastie des Nguyên, elle n'a commencé à s'intéresser à la Cochinchine que sous le règne de Napoléon III ; en 1810, les guerres napoléoniennes retenaient Napoléon Ier en Europe... L'annexion de la Cochinchine aux dépens du Cambodge a commencé au XVIIIe siècle (cession de certaines provinces en 1731 puis en 1757) et s'est achevée en 1845 par le traité mettant fin à la guerre siamo-vietnamienne de 1841-1846.

Ici, nous pouvons légitimement nous interroger :
s'agit-il vraiment d'une ignorance crasse de l'Histoire du Cambodge
ou d'une volonté délibérée d'en rajouter dans le dénigrement des Français
désignés comme les méchants colonialistes, au mépris de la vérité historique ?

5 - La cinquième carte n'est pas moins intéressante par sa vision (?) très orientée de l'Histoire ; on y apprend en effet qu'en 1825, sous le règne de Rama III (1788-1824-1851) le Siam aurait perdu les villes de Saen Wi, Mœang Phong et Chieng Tung au profit de la Birmanie. Cette affirmation est plus qu'étrange : ces trois villes, qui se trouvent actuellement dans les Etats Shans (Union de Myanmar) n'ont en effet jamais dépendu du Siam (si ce n'est pendant la Seconde Guerre Mondiale où le Maréchal Phibul Songkhram les a annexées avec l'aide de l'armée japonaise). Elles ont été tributaires du royaume de Lanna jusqu'en 1558, date à laquelle Burennaung s'est emparé de ce royaume et en a fait ses propres tributaires.

Il faut beaucoup d'imagination pour considérer que ces villes, tributaires du royaume de Lanna jusqu'en 1558, pourraient appartenir au Siam puisque le Lanna n'est devenu siamois qu'en 1892 : rétroactivité dans l'appartenance au Siam ?

6 - La sixième carte fait référence à l'annexion par les Britanniques du Sultanat de Perak, sous le règne du roi Rama  III, sans toutefois en préciser la date ; la carte est d'abord étrange, en ce sens qu'elle place le Perak tout au sud de la Péninsule malaise alors qu'il est frontalier du Siam... Faut-il comprendre qu'il y a là distorsion de la géographie pour rappeler que, selon la tradition siamoise, le roi Rama Khamhaeng de Sukhoday aurait, au XIIIe siècle, été maître de toute la Péninsule, jusqu'à Tumasik (Singapour) ? D'autre part, Perak n'a jamais été ne serait-ce que tributaire du Siam. Tout au plus peut-on noter des velléités d'attaque siamoise en 1820, attaque déjouée grâce à l'intervention des Britanniques, lesquels signeront avec le Sultan un traité de protectorat en 1874.

Avec cette sixième carte, nous voyons donc son auteur s'essayer à la fois à
la géographie-fiction et à l'histoire-fiction !
Tout semble lui être bon pour faire passer sa propagande nationaliste.

7 - La septième carte évoque la "perte" des Sip Song Pan Na au profit de la Chine en 1850. Là encore l'Histoire en prend un coup puisque cette perte aurait été subie sous le règne de Rama IV (1804-1851-1868) : celui-ci n'est monté sur le trône qu'en 1851 ! Par ailleurs, cet ancien royaume serait tombé aux mains de la Chine à la suite des conquêtes coloniales françaises et britanniques ; or les Britanniques n'ont atteint le nord de l'actuelle Birmanie qu'en 1885, après la troisième guerre anglo-birmane et les Français ne se sont emparé du Tonkin que la même année... Enfin, les Sip Song Pan Na n'ont jamais été tributaires du Siam mai du Lanna, ceci dans les premières années du XIXe siècle.

Nous avons ici un exemple flagrant des distorsions historiques
induites par le panthaïsme : les Sip Song Pan Na étant peuplés de Taï,
ils sont considérés, sans vergogne, comme des "Thaï irrédents".

8 - La huitième carte, non contente de déformer l'Histoire une fois de plus, pèche aussi par omission. Par le traité de Paris, signé en 1867, le roi Rama IV renonce à considérer le Cambodge comme un pays tributaire et la France de Napoléon III y instaure son protectorat. Il ne s'agit pas de la perte d'un territoire siamois, mais de la perte d'une co-suzeraineté avec l'empire d'Annam, mise en place depuis les guerres siamo-vietnamienne de 1841-1846. De plus, la carte et son commentaire oublient de préciser que le traité de 1867 attribuait au Siam la souveraineté pleine et entière sur les trois provinces de Battambang, Sisophon et Siemreap qui devenaient partie intégrante du Siam.

Ainsi, le traité de Paris, s'il n'enlève au Siam qu'une co-suzerainté sur un pays
qui n'a jamais fait partie du royaume, lui permet cependant d'annexer (au sens occidental du terme) des territoires qui n'étaient pas siamois auparavant.

9 - La neuvième carte évoque la perte, au profit de la France, des Sip Song Chu Thaï (petites principautés des Thaï Noirs situées au Nord-Ouest du Tonkin) sous le règne de Rama V (1853-1868-1910), mais encore une fois sans préciser la date... Si les monarques siamois ont, à deux reprises, envahi ce territoire, c'était essentiellement pour y rafler des Thaï Noirs et les déporter pour peupler le Siam (leurs descendants y sont encore nombreux). Cette région n'a jamais dépendu qu'indirectement de Bangkok, ceci pendant une courte période, où les Thaï Noirs furent tributaires du royaume de Luang Prabang, lui-même tributaire de Bangkok. Les Français en ont achevé la pacification en 1888, après la guerre franco-chinoise de 1881-1885 et la révolte des Pavillons Noirs.

Nous nous trouvons à nouveau devant une interprétation abusive de l'Histoire dans la droite kiné du panthaïsme : tout territoire ayant à une époque ou à une autre, dépendu d'une manière ou d'une autre du Siam est considéré comme siamois.

10 - La dixième carte fait référence à l'abandon en 1892, au profit de la Grande-Bretagne, de territoires à l'est de la Salween. Or, il s'agit en fait d'un accord de définition de la frontière entre les deux Etats par une commission mixte ; cette rectification de la frontière n'est évoquée que dans le sens des "pertes" territoriales du Siam...

L'auteur veut faire passer un accord paritaire pour une agression territoriale 
nous trouvons ici un écho de la vision généralement répandue d'un Siam
en proie aux appétits brutaux des colonialistes.

11 - La onzième carte se rapporte à l'établissement du protectorat français sur les trois royaumes laotiens de Luang Prabang, Vientiane et Champassak. Je ne soulignerai pas l'approximation grossière de cette carte qui pourrait laisser à penser que même l'Annam était dans la mouvance siamoise. Nous noterons que ces trois royaumes, qui allaient former le Laos "français", n'ont jamais été que des Etats tributaires du Siam et qu'ils n'ont jamais été gouvernés directement par la cour de Bangkok : nous ne pouvons donc, une fois de plus, que prendre acte de cette distorsion de l'Histoire au nom du panthaïsme.

Cette "annexion rétroactive" des trois royaumes laotiens est en tous points comparable
à ce que j'ai remarqué à propos du protectorat sur le Cambodge :
l'auteur confond sciemment le "territoire national" avec les "Etats tributaires".

12 - La douzième et la treizième cartes sont les seules de la série qui reflètent une réalité historique et qui ne font pas abusivement œuvre de propagande nationaliste. Force en effet est de constater que les territoires de la rive droite du Mékong cédée à la France en 1903 faisaient bien partie du territoire national du Siam, tandis que les trois provinces de Battambang, Sisophon et Siemriap, cédées en 1907, avaient été reconnues comme siamoises par le traité de Paris de 1867

Il n'était donc pas besoin de pratiquer toutes les falsifications historiques que j'ai évoquées jusqu'à présent : les deux traités de 1903 et 1907 illustrent parfaitement
ce qu'a pu être "la raison du plus fort"...

13 - La quatorzième carte renoue avec la falsification historique et le mensonge par omission, comparables à ceux que j'ai relevés à propos de la huitième carte et du traité de Paris de 1867 à propos du Cambodge. Par le traité de Bangkok de 1909, le Siam transférait sa suzeraineté sur les sultanats tributaires de Kedah, Trengganu, Kelantan et Perlis à la Grande-Bretagne (je note en passant qu'on n'évoque pas le sultanat de Perak dans ce traité...) ; là encore, ces territoires n'ont jamais été gouvernés directement par le Siam : c'est là la falsification historique. L'auteur de la carte ne mentionne pas le fait que le sultanat de Pattani, jusqu'alors simple tributaire, était aux termes de ce traité annexé au territoire national siamois (il fut d'ailleurs tout de suite divisé en trois provinces) ; c'est là le mensonge par omission.

Alors que, dans ce traité, les deux parties retirent un certain nombre d'avantages,
la présentation qui en est faite le défigure en en faisant un accord inégal,
imposé au Siam malgré lui par la puissance colonialiste britannique.

14 - La quinzième carte me semble la plus extraordinaire : alors que le Cambodge et la Thaïlande se disputaient la souveraineté sur le temple frontalier de Preah Vihear, les deux parties s'en sont remises à la Cour Internationale de Justice qui a  tranche, en 1962, en faveur du Cambodge. Cette cession, juste sur le plan juridique, est présentée comme une iniquité appuyée sur une carte "tronquée" de la période coloniale, ce qui permet, aujourd'hui encore, d'exacerber certaines poussées de fièvre nationaliste.

L'auteur de la carte, aveuglé par son panthaïsme d'un autre âge, en arrive ici au paroxysme, le rejet et le déni de l'ordre juridique international.


Je ne résiste pas au plaisir de vous donner le nom de l'auteur de cet ensemble "remarquable" de cartes et de propagande ultra-nationaliste :
il s'appelle Thawi Maytrichit (mais c'est sans doute un courageux pseudonyme).
Il n'est pas le seul à œuvrer, dans les manuels d'Histoire comme sur le web, à laver le cerveau de ses compatriotes.
Tout ceci serait risible si, comme le prouvent les commentaires exaltés qu'il suscite sur le web, bien des Thaïlandais ne demandent qu'à croire à cet ensemble de fadaises.


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