Je ne
sais pas si vous êtes jamais tombés par hasard, comme moi, sur certains sites
web que mettent en ligne certains ultra-nationalistes, sans doute inspirés par
le panthaïsme mis en œuvre par le Maréchal Phibul Songkhram durant la Seconde
Guerre Mondiale, dans la droite ligne du pangermanisme d'Adolf Hitler.
Si vous
n'avez pas encore eu cette expérience - elle vaut le détour, croyez-moi - je
vous invite à vous rendre sur la page suivante :
Quand
vous aurez vu cette animation qui montre "les pertes
territoriales du Siam au profit des étrangers", nous examinerons
ensemble les distorsions éhontées qu'elle fait subir à la vérité historique.
1 - La première carte,
impressionnante, rassemble en un seul bloc, tous les territoires qui, au cours
des siècles ont pu être, pendant un certain temps, sous l'influence du Siam
(certains, d'ailleurs, comme nous le verrons, ne l'ont jamais été...) ; je vous
en donne un exemple que je trouve édifiant.
Depuis
cette première carte et jusqu'à la dernière, vous remarquerez que le Lanna
(Royaume du Million de Rizières), situé dans le nord de l'actuelle Thaïlande,
n'est jamais marqué comme lui étant extérieur. Or, voici les faits :
1259 -
Fondation du royaume par le roi Mangray (1238-1259-1319) ;
1558 -
Le royaume devient tributaire du royaume birman après avoir été battu par
Bayinnaung (1516-1550-1581) ;
1660-1662
- Brève occupation siamoise par le roi Narai (1632-1656-1688) ;
1664 -
Annexion de facto du royaume par la Birmanie : des fonctionnaires birmans
assurent l'administration du Lanna ;
1727 -
La révolte de Thepsingh redonne son indépendance au Lan Na pour une brève
période de 10 mois ;
1774 -
La révolte de Kavila, appuyée par les armées siamoises du roi Taksin, met fin à
la domination birmane ; le Lanna devient tributaire du Siam ;
1892 -
Annexion par le Siam ; l'ancien royaume est divisé en provinces siamoises.
Les cartes
(et leur auteur) mentent donc en
faisant entrer dès le début
le Lanna
dans ce qui est aujourd'hui la Thaïlande : il n'en fait partie intégrante,
par
annexion, que depuis 124 ans !
2 - La
seconde carte fait état de la perte de Penang en 1786, sous le règne de Rama Ier
(1737-1782-1809) ; or cette île appartenait au Sultan de Kedah qui l'a cédée à
la Compagnie britannique des Indes Orientales, en échange d'une protection
contre d'éventuelles agressions siamoises ou birmanes : nous étions en effet à
l'époque de la grande attaque birmane sur la partie siamoise de la Péninsule
malaise. Le sultanat de Kedah, qui n'avait été que tributaire et non partie
intégrante du
royaume d'Ayudhya jusqu'en 1767, date de la prise de la capitale siamoise par
les Birmans, et ne le redeviendra qu'après 1786.
C'est
donc un état indépendant du Siam qui procède à la cession de Penang
et il ne
s'agit pas, ici, d'une perte territoriale du Siam. Nous sommes en présence d'un nouveau mensonge, le
second en deux cartes !
3 - La
troisième carte fait
état de la perte de Merguy, Tavoy et Tenasserim (aujourd'hui partie birmane de
la Péninsule malaise) au profit des Birmans, en 1796, toujours sous le règne de
Rama Ier. Si cette région a effectivement été siamoise tout au long de la
période d'Ayudhya (à part une brève occupation birmane entre 1564 et 1593),
c'est en 1765 que le royaume birman s'en est emparé définitivement. Rama II
(1767-1809-1824) ne s'est d'ailleurs pas préoccupé de récupérer ces territoires
lors des contre-offensives victorieuses qu'il a lancées contre les attaques
birmanes sur Phuket. La région reviendra aux Britanniques après la première
guerre anglo-birmane (1824-1826).
Nous
nous trouvons maintenant, non plus devant un mensonge, mais devant
une erreur historique manifeste !
Non
content de déformer l'Histoire, l'auteur de cette carte la méconnaît...
4 - La
quatrième carte atteint
des sommets dans l'ignorance et/ou le mensonge. Il y est montré qu'en 1810, le
Siam perd le delta du Mékong au profit de la France ! Rappelons que si la
France a joué un rôle dans l'accession au trône de la dynastie des Nguyên, elle
n'a commencé à s'intéresser à la Cochinchine que sous le règne de Napoléon III
; en 1810, les guerres napoléoniennes retenaient Napoléon Ier en Europe...
L'annexion de la Cochinchine aux dépens du Cambodge a commencé au XVIIIe siècle
(cession de certaines provinces en 1731 puis en 1757) et s'est achevée en 1845
par le traité mettant fin à la guerre siamo-vietnamienne de 1841-1846.
Ici,
nous pouvons légitimement nous interroger :
s'agit-il
vraiment d'une ignorance
crasse de
l'Histoire du Cambodge
ou d'une volonté délibérée d'en rajouter dans le dénigrement des Français,
désignés
comme les méchants colonialistes, au mépris de
la vérité historique ?
5 - La
cinquième carte n'est
pas moins intéressante par sa vision (?) très orientée de l'Histoire ; on y
apprend en effet qu'en 1825, sous le règne de Rama III (1788-1824-1851) le Siam
aurait perdu les villes de Saen Wi, Mœang Phong et Chieng Tung au profit de la
Birmanie. Cette affirmation est plus qu'étrange : ces trois villes, qui se
trouvent actuellement dans les Etats Shans (Union de Myanmar) n'ont en effet jamais dépendu du
Siam (si ce
n'est pendant la Seconde Guerre Mondiale où le Maréchal Phibul Songkhram les a
annexées avec l'aide de l'armée japonaise). Elles ont été tributaires du
royaume de Lanna jusqu'en 1558, date à laquelle Burennaung s'est emparé de ce
royaume et en a fait ses propres tributaires.
Il faut
beaucoup d'imagination pour considérer que ces villes, tributaires du royaume
de Lanna jusqu'en 1558, pourraient appartenir au Siam puisque le Lanna n'est
devenu siamois qu'en 1892 : rétroactivité
dans l'appartenance au Siam ?
6 - La
sixième carte fait
référence à l'annexion par les Britanniques du Sultanat de Perak, sous le règne
du roi Rama III, sans toutefois en préciser la date ; la carte est
d'abord étrange, en ce sens qu'elle place le Perak tout au sud de la Péninsule
malaise alors qu'il est frontalier du Siam... Faut-il comprendre qu'il y a là distorsion de la géographie pour rappeler que, selon la tradition
siamoise, le roi Rama Khamhaeng de Sukhoday aurait, au XIIIe siècle, été maître
de toute la Péninsule, jusqu'à Tumasik (Singapour) ? D'autre part, Perak n'a jamais été ne serait-ce
que tributaire du Siam. Tout au plus peut-on noter des velléités
d'attaque siamoise en 1820, attaque déjouée grâce à l'intervention des
Britanniques, lesquels signeront avec le Sultan un traité de protectorat en
1874.
Avec
cette sixième carte, nous voyons donc son auteur s'essayer à la fois à
la géographie-fiction et à l'histoire-fiction !
Tout
semble lui être bon pour faire passer sa propagande nationaliste.
7 - La
septième carte évoque
la "perte" des Sip Song Pan Na au profit de la Chine en 1850. Là
encore l'Histoire en prend un coup puisque cette perte aurait été subie sous le
règne de Rama IV (1804-1851-1868) : celui-ci n'est monté sur le trône qu'en
1851 ! Par ailleurs, cet ancien royaume serait tombé aux mains de la Chine à la
suite des conquêtes coloniales françaises et britanniques ; or les Britanniques
n'ont atteint le nord de l'actuelle Birmanie qu'en 1885, après la troisième
guerre anglo-birmane et les Français ne se sont emparé du Tonkin que la même
année... Enfin, les Sip Song Pan Na n'ont jamais été tributaires du Siam mai du
Lanna, ceci dans les premières années du XIXe siècle.
Nous
avons ici un exemple flagrant des distorsions
historiques
induites
par le panthaïsme : les Sip Song Pan Na étant peuplés de Taï,
ils sont
considérés, sans vergogne, comme des "Thaï irrédents".
8 - La
huitième carte, non contente de déformer l'Histoire une fois de plus, pèche
aussi par omission. Par le traité de Paris, signé en 1867, le roi Rama IV
renonce à considérer le Cambodge comme un pays tributaire et la France de
Napoléon III y instaure son protectorat. Il ne s'agit pas de la perte d'un
territoire siamois, mais de la perte
d'une co-suzeraineté avec l'empire d'Annam, mise en place depuis
les guerres siamo-vietnamienne de 1841-1846. De plus, la carte et son
commentaire oublient de préciser que le traité de 1867 attribuait au Siam la souveraineté pleine et entière sur les trois provinces de Battambang,
Sisophon et Siemreap qui devenaient partie intégrante du Siam.
Ainsi,
le traité de Paris, s'il n'enlève au Siam qu'une co-suzerainté sur un pays
qui n'a jamais fait partie du royaume, lui
permet cependant d'annexer (au sens
occidental du terme) des territoires qui n'étaient pas siamois auparavant.
9 - La
neuvième carte évoque
la perte, au profit de la France, des Sip Song Chu Thaï (petites principautés
des Thaï Noirs situées au Nord-Ouest du Tonkin) sous le règne de Rama V
(1853-1868-1910), mais encore une fois sans préciser la date... Si les
monarques siamois ont, à deux reprises, envahi ce territoire, c'était
essentiellement pour y rafler des Thaï Noirs et les déporter pour peupler le
Siam (leurs descendants y sont encore nombreux). Cette région n'a jamais dépendu
qu'indirectement de Bangkok, ceci pendant une courte période, où les
Thaï Noirs furent tributaires du royaume de Luang Prabang, lui-même tributaire
de Bangkok. Les Français en ont achevé la pacification en 1888, après la guerre
franco-chinoise de 1881-1885 et la révolte des Pavillons Noirs.
Nous
nous trouvons à nouveau devant une interprétation
abusive de l'Histoire dans la droite
kiné du panthaïsme : tout
territoire ayant à une époque ou à une autre, dépendu d'une manière ou d'une
autre du Siam est considéré comme siamois.
10 - La
dixième carte fait référence à l'abandon en 1892, au profit de la
Grande-Bretagne, de territoires à l'est de la Salween. Or, il s'agit en fait
d'un accord de définition
de la frontière entre
les deux Etats par une commission
mixte ; cette
rectification de la frontière n'est évoquée que dans le sens des
"pertes" territoriales du Siam...
L'auteur
veut faire passer un accord
paritaire pour une agression territoriale ;
nous
trouvons ici un écho de la vision généralement répandue d'un Siam
en proie
aux appétits brutaux des colonialistes.
11 - La
onzième carte se
rapporte à l'établissement du protectorat français sur les trois royaumes
laotiens de Luang Prabang, Vientiane et Champassak. Je ne soulignerai pas
l'approximation grossière de cette carte qui pourrait laisser à penser que même
l'Annam était dans la mouvance siamoise. Nous noterons que ces trois royaumes,
qui allaient former le Laos "français", n'ont jamais été que des Etats tributaires du Siam et qu'ils n'ont jamais été gouvernés
directement par la cour de Bangkok : nous ne pouvons donc, une fois de plus,
que prendre acte de cette distorsion de l'Histoire au nom du panthaïsme.
Cette
"annexion rétroactive" des trois royaumes laotiens est en tous points
comparable
à ce que
j'ai remarqué à propos du protectorat sur le Cambodge :
l'auteur confond sciemment le "territoire national"
avec les "Etats tributaires".
12 - La
douzième et la treizième cartes sont les
seules de la série qui reflètent
une réalité historique et qui
ne font pas abusivement œuvre de propagande nationaliste. Force en effet est de
constater que les territoires de la rive droite du Mékong cédée à la France en
1903 faisaient bien partie du territoire national du Siam, tandis que les trois
provinces de Battambang, Sisophon et Siemriap, cédées en 1907, avaient été
reconnues comme siamoises par le traité de Paris de 1867
Il
n'était donc pas besoin de pratiquer toutes les falsifications historiques que
j'ai évoquées jusqu'à présent : les deux traités de 1903 et 1907 illustrent
parfaitement
ce qu'a
pu être "la raison du plus fort"...
13 - La
quatorzième carte renoue
avec la falsification historique et le mensonge par omission, comparables à
ceux que j'ai relevés à propos de la huitième carte et du traité de Paris de
1867 à propos du Cambodge. Par le traité de Bangkok de 1909, le Siam
transférait sa suzeraineté sur les sultanats tributaires de Kedah, Trengganu,
Kelantan et Perlis à la Grande-Bretagne (je note en passant qu'on n'évoque pas
le sultanat de Perak dans ce traité...) ; là encore, ces territoires n'ont
jamais été gouvernés directement par le Siam : c'est là la falsification historique. L'auteur
de la carte ne mentionne pas le fait que le sultanat de Pattani, jusqu'alors
simple tributaire, était aux termes de ce traité annexé au territoire national
siamois (il fut d'ailleurs tout de suite divisé en trois provinces) ; c'est là
le mensonge par
omission.
Alors
que, dans ce traité, les deux parties retirent un certain nombre d'avantages,
la
présentation qui en est faite le défigure en en faisant un accord inégal,
imposé
au Siam malgré lui par la puissance colonialiste britannique.
14 - La quinzième
carte me
semble la plus extraordinaire : alors que le Cambodge et la Thaïlande se
disputaient la souveraineté sur le temple frontalier de Preah Vihear, les deux
parties s'en sont remises à la Cour Internationale de Justice qui a
tranche, en 1962, en faveur du Cambodge. Cette cession, juste sur le plan juridique, est
présentée comme une iniquité appuyée sur une carte "tronquée" de la
période coloniale, ce qui permet, aujourd'hui encore, d'exacerber certaines
poussées de fièvre nationaliste.
L'auteur
de la carte, aveuglé par son panthaïsme d'un autre âge, en arrive ici au
paroxysme, le rejet
et le déni de l'ordre juridique international.
Je ne résiste pas au plaisir de vous donner le nom de l'auteur de
cet ensemble "remarquable" de cartes et de propagande ultra-nationaliste
:
il s'appelle Thawi Maytrichit (mais c'est sans
doute un courageux pseudonyme).
Il n'est pas le seul à œuvrer, dans les manuels d'Histoire comme
sur le web, à laver le cerveau de ses compatriotes.
Tout ceci serait risible si, comme le prouvent les commentaires exaltés qu'il suscite sur le web, bien des Thaïlandais ne demandent qu'à croire à cet ensemble de fadaises.
Tout ceci serait risible si, comme le prouvent les commentaires exaltés qu'il suscite sur le web, bien des Thaïlandais ne demandent qu'à croire à cet ensemble de fadaises.
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