Je vous propose
aujourd’hui le texte d’une conférence que j’ai faite, voici bien longtemps, à
la Seconde Conférence sur les Etudes Malaises, à Kuala-Lumpur. Il en existe une
version écrite, plus élaborée et pourvue d’un lourd appareil critique, qui a
été publiée en 1990 par l’Ambassade de France en Malaisie. J’y montre,
j’espère, comment la culture siamoise fait son miel de toutes les influences.
Si, négligeant les anciens empires qui, dans les débuts de
l'indianisation, se sont établis à cheval sur ce qu'il est convenu d'appeler,
de nos jours, la Thaïlande
du sud et le monde malais, on ne s’intéresse qu'à l'époque où se sont
constitués des royaumes siamois dans le bassin du Ménam Chao Phraya, force est
de constater que de nombreuses relations politiques ont existé, et depuis fort
longtemps, entre les deux civilisations siamoise et malaise. Je n'en veux pour
preuve que les problèmes relatifs à la suzeraineté siamoise sur Malacca sous le
règne de Ramathibodi II (1491-1529) ou la tentative de prise du pouvoir à
Ayudhya par le Sultan de Pattani en 1563, rapportés par les Chroniques royales
d’Ayudhya dans la version dite de Luang Prasoet. Je ne rappelle que pour mémoire
les échanges commerciaux constants entre ces deux peuples, et ceci depuis des
temps immémoriaux.
Curieusement, la littérature siamoise ne semble guère avoir reçu d'influences
venues du monde malais avant la fin de la période d'Ayudhya, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Il convient ici de se prononcer avec réserves :
au risque de paraître tomber dans le poncif, je crois important de rappeler
qu'une part importante de la littérature du Siam s'est abîmée dans les flammes
qui ont ravagé temples et palais - les seuls détenteurs de manuscrits dans
leurs bibliothèques, lors du sac de la capitale Ayudhya par les armées birmanes
en 1767. Ceci est largement prouvé par l'étude des titres d'œuvres mentionnées
par le Chindamani - Le Joyau étincelant - traité de versification
écrit dans le troisième quart du XVIIe siècle, et qui a heureusement échappé à
la destruction : nombre d'entre eux correspondent manifestement à des ouvrages
à jamais perdus.
Il convient pourtant, en dépit de cette absence de documents, de rechercher
des traces d'une éventuelle influence d'œuvres littéraires malayo-indonésiennes
sur celle du royaume d'Ayudhya. Il faut bien admettre que les résultats sont
décevants. Ainsi, dans le Chindamani, que je viens d’évoquer, l'auteur
propose une liste des langues que tout poète siamois se devrait de maîtriser ;
les règles de la versification classique sont en effet telles que tout poète,
pour composer un ouvrage qui puisse être reçu comme "littéraire", a
besoin de multiples possibilités au niveau du lexique et doit donc avoir
recours à des emprunts à des langues étrangères. L'auteur du Chindamani
mentionne, outre le siamois, "le tamoul, le khmer, le cinghalais, le
birman, le môn d'Hariphunchay, le môn de basse Birmanie et le pâlî". Les
langues du sud de la péninsule n'y ont manifestement pas droit de cité, et il
n'est pas exagéré d'en inférer que la littérature malayo-indonésienne est alors
ignorée.
Pis encore : ce traité de versification, se plaçant dans la tradition
siamoise du respect des maîtres et des anciens, donne, pour chacun des genres
littéraires qu'il présente, des exemples tirés d'œuvres reconnues, au XVIIe
siècle, comme chefs-d'œuvre. Parmi eux se trouvent évidemment des extraits de
poèmes aujourd'hui perdus. Or, une étude attentive de ces extraits, rendue
d'ailleurs difficile par leur brièveté même, amène à la même constatation que
précédemment : il n'apparaît pas qu'un quelconque de ces fragments puisse se
voir attribuer à une œuvre inspirée de près ou de loin par la littérature
malaise.
Ce rapide survol des traces de la littérature antérieure au XVIIe siècle
que contient le Chindamani, ainsi que la lecture des œuvres sauvées de
la destruction à l'époque de Thonburi et au début de l'ère de Bangkok montre
donc une absence apparemment totale de l'influence de la culture malaise dans
la littérature siamoise ancienne. Or, c'est paradoxalement par le biais des
relations politiques que la littérature malaise va jouer un rôle dans
l'apparition d'un thème nouveau de la littérature siamoise. En effet, deux des
filles du roi Boromakot (1732-1758), les princesses Khunthon et Mongkut,
avaient une gouvernante d'origine malaise, du nom de Yawo ; bien qu'aucun
document ne nous permette de savoir avec certitude pour quelles raisons cette
Yawo s'est trouvée ainsi au service des deux princesses royales, il est aisé
d'imaginer que sa présence s’explique par
les relations du Siam avec les sultanats du nord de l'actuelle Malaisie, ses
tributaires.
Cette Yawo racontait aux deux princesses la légende d'Inao ; passionnées
par cette histoire maintes fois entendue, Khunthon et Mongkut entreprirent de
composer chacune une œuvre théâtrale - l'art dramatique se développant de
manière extraordinaire à la cour d'Ayudhya dans ce deuxième quart du XVIIIe
siècle - sur le thème qu'elles avaient découvert grâce à leur gouvernante. Ce
sont d'une part Dalang, appelé également Inao Yay et Inao Lek,
les mots "Yay" et "Lek" - grand et petit - ne se rapportant
certainement pas à la longueur des pièces mais plutôt au fait qu'une des œuvres
fut composée par l’aînée tandis que l'autre par la cadette.
Il importe, parvenus à ce point de mon analyse, de me pencher sur
l'origine de la légende que racontait Yawo, et de voir quelle a pu être son
évolution. Incontestablement, l'histoire du prince Inao est javanaise, le nom
même d'Inao venant du nom javanais Hino. On considère généralement que la
légende serait inspirée de faits historiques ayant eu pour cadre le royaume de
Kadiri sur lequel régnait, au XIIème siècle, le roi Kameçvara. C'est en tout
cas ce qu'affirme George Cœdès lorsqu'il écrit, dans Les états hindouisés
d'Indochine et d'Indonésie : "L'épouse de Kameçvara était une
princesse de Jangala, et c'est peut-être ce couple royal qui servit de base
historique aux récits du cycle de Raden Panji dont la popularité sous le nom
d'Inao (Jav. Hino) s'est répandue jusqu'en pays t'ai et au Cambodge".
Les études thaïlandaises sur les faits historiques à l'origine de
l'histoire d'Inao m’amènent à conclure, de manière succincte, de la façon
suivante : lorsque, peut-être parti de Bali, Airlanga entreprit la reconquête
de Java centrale et orientale, il installa sa capitale à Daha. N'ayant aucun
enfant légitime et, peut-être pour éviter des querelles intestines lors de sa
succession, il partagea de son vivant ses états entre ses deux fils, nés de
concubines, le royaume de Daha d'une part et le royaume de Kahuripan (Kurepan)
d'autre part. Ces deux fils d'Airlanga aurait eu l'un un fils, Inao et l'autre
une fille, Butsaba ; à l'instigation de leur sœur, nonne bouddhiste, ils
auraient décidé, afin de réunifier le royaume de leur père, de marier leurs enfants.
Je remarque d’ailleurs, entre les analyses de George Cœdès et ce que je
peux retenir des études menées en Thaïlande, des différences de presque un
siècle au niveau de la datation du règne du roi "Hino" qui serait à
l'origine de la légende d'Inao. Ce "flou" historique permet justement
de comprendre que l'Histoire ait pu se transformer en légende. C'est d'ailleurs
ce qui s'est passé en Thaïlande avec les Tamnan - Dits, récits
historico-légendaires dont le plus connu est incontestablement le Tamnan Phra
Ruang, ancêtre quasi mythique de la dynastie de Sukhoday. A Java, la
légende d'Inao se présente sous diverses versions, Panji, mais aussi Hikarat
et Samilang. Sans aucun doute, la communauté de civilisation, ajoutée au
prestige de Java et de sa langue, ont fait connaître et apprécier la légende
d'Inao dans l'actuelle Malaisie, et il n'est pas étonnant que la gouvernante
des deux princesses filles du roi Boromakot d'Ayudhya en ait eu une
connaissance telle qu'elle soit capable de la leur raconter, en dépit de péripéties
absolument inextricables...
Les œuvres inspirées par le cycle d'Inao aux princesses Khunthon et
Mongkut sont destinées à un genre théâtral, le "Lakhon Nay" -
théâtre de l'intérieur du palais, réservé initialement à des représentations
dans la partie interdite du palais royal, résidence des femmes et concubines du
monarque. Il est en fait aléatoire d'affirmer que les textes de Dalang
et Inao Lek que nous possédons sont de la plume des deux princesses
puisque, si certains critiques tendent, de façon péremptoire, à leur en
accorder la paternité, le prince Damrong Rachanuphap, dans la préface qu'il a
composée pour la première édition de ces deux œuvres affirme, quant à lui,
qu'elles sont dues à la plume du roi Rama Ier lequel, ayant vécu sa jeunesse à
Ayudhya, aurait tenté de restituer, sinon de reconstituer, ces deux œuvres
théâtrales qui lui auraient fait la plus grande impression. De toutes façons,
il paraît assuré qu'il a existé, sous le règne du roi Boromakot, au moins une
de ces œuvres, et qu'elle a été représentée, ainsi qu'en témoigne le passage suivant,
extrait d'un poème, le Bunnowat Kham Chan, composé par le bonze Phra
Maha Nak du monastère de Tha Say, à l'occasion d'un pèlerinage à l'Empreinte de
pied du Buddha de Saraburi, à l'époque d'Ayudhya :
On chante l'histoire de Raden qui a amené son aimée Butsaba dans une
grotte de la montagne pour s'unir à elle et la combler de caresses.
Si
"Butsaba" semble un nom presque trop répandu parmi les héroïnes de la
littérature classique siamoise, il n'y a aucun doute quant au fait que le titre
de Raden, qui signifie "roi" en javanais, se rapporte à un
extrait de la légende d'Inao, ceci d'autant plus que la référence à une
"grotte de la montagne" fait mention de l'épisode où Inao enlève
Butsaba pour la cacher dans une grotte, lieu où, pour la première fois, il
pourra enfin satisfaire ses désirs.
Ce qui semble en tout cas certain, c’est que ces deux œuvres, Dalang
et, à un degré moindre, Inao Lek sont des adaptations en siamois d'un
texte ou d'un récit fortement imprégnés de malais, sinon de javanais, puisque,
imprimés pour la première fois en 1916, ils sont continuellement jugés, dans
les manuels d'histoire de la littérature, comme sans harmonie et quasiment
incompréhensibles, à cause du grand nombre de mots d'origine malaise qu'on y rencontre
et qui sont totalement inconnus à des lecteurs de culture siamoise. On se
trouve ici, paradoxalement, dans la situation préconisée par le Chindamani
dont nous avons parlé précédemment, où l'auteur emprunte des mots étrangers
lors de la composition de son œuvre; mais ils ne semblent pas ici contribuer à
l'harmonie du poème, qualifié de "raboteux" dans le manuel d'histoire
littéraire le plus utilisé dans les universités du pays.
Quoi qu'il en soit, quelque "raboteux" et incompréhensibles
qu'aient pu ou que puissent paraître les textes dus aux princesses Khunthon et
Mongkut, il semble que le thème a particulièrement attiré les lecteurs et
spectateurs siamois puisqu'à partir de la fin de la période d'Ayudhya et jusqu'au
milieu de l'époque de Bangkok (règne de Rama IV), on note la composition d'un
certain nombre d'œuvres, toutes inspirées par le cycle de Panji, et
particulièrement par les amours d'Inao et de Butsaba. Il faut dire que ce n'est
pas là un fait qui peut nous étonner. La légende d'Inao apparaît en effet
présenter de nombreux caractères propres à intéresser les Siamois, caractères
d'ailleurs communs avec bon nombre d'autres œuvres classiques, inspirées de
légendes indiennes ou de mythes plus spécifiquement siamois. C’est d'abord
d'une histoire d'amour propre à exciter l'imagination, ceci d'autant que les
occasions d'y insérer des passages à connotations érotiques ne sont pas rares ;
cette histoire d'amour est à la fois due à la fatalité, puisque le héros, Inao,
fiancé à Butsaba qu'il n'a jamais vue, la refuse à priori, mais pour tomber
ensuite amoureux fou d'elle sans savoir qui elle est vraiment, et cet amour est
contrarié par de multiples événements pour enfin se terminer d'une façon que
l'on peut résumer par l'expression classique de nos contes de fées : "Ils
vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". En deuxième lieu, Inao
est conforme à l'archétype du héros tel que conçu par la littérature siamoise :
monarque guerrier, jeune, beau et brave, il accumule à la fois les succès
militaires et les succès féminins, les uns et les autres contribuant d'ailleurs
à démontrer et à enrichir ses bârami, mérites éminents n'appartenant
qu'aux princes. Enfin, et ce n'est pas là le moindre de ses intérêts,
l'histoire de notre héros rapporte de nombreuses pérégrinations par les monts
et les vaux de Java, avec ce qu'il faut de péripéties, de combats, de
disparitions, de déguisements, tels que ne les auraient pas reniés des auteurs
précieux tels qu'Honoré d'Urfé ou Madeleine de Scudéry, pour parler à
l'imagination romantique des lecteurs. Ces quelques considérations m’amènent
d'ailleurs à penser que l'influence que la légende d'Inao a pu avoir dans la
création littéraire siamoise de la fin du XVIIe siècle et de la première moitié
du XIXe est plutôt due à une affinité presque accidentelle entre un thème
malais et les aspirations traditionnelles de la littérature siamoise : l’histoire
d’Inao n'a eu d'influence que parce qu'elle correspondait, au prix de quelques
adaptations, à un besoin ou à un goût plus ou moins latents dans la littérature
du pays qui l'a "naturalisée".
Outre les deux pièces composées pour le "Lakhon Nay"
par les princesses Khunthon et Mongkut, il semble bien que l'on ait réussi à
sauver un passage très court, en vers de forme "Klon", extrait
sans aucun doute d'une autre version de la légende d'Inao composée avant la
destruction d'Ayudhya. Malheureusement, ce passage, intitulé Inao Khrang
Krung Kao - Inao de l'époque de l'ancienne capitale, ne donne aucun
renseignement sur sa date, même approximative, de composition, ni d'ailleurs
sur son auteur. Il faut également remarquer que ce passage, dont j’ignore s'il
a jamais été publié, m’est totalement inconnu et que je ne peux en faire
mention qu'en m’appuyant sur quelques lignes qui s'y réfèrent dans certaines histoires
de la littérature. Je ne peux cependant pas l’ignorer, puisqu'il apparaît comme
une preuve supplémentaire de l'engouement des milieux littéraires de la fin de
l'époque d'Ayudhya pour la légende rapportée par Yawo aux deux princesses
filles du roi Boromakot. D'ailleurs, sans vouloir me livrer à des conclusions
péremptoires sur un texte auquel je n’ai pas accès, je crois pouvoir émettre
l'hypothèse que cet Inao Khrang Krung Kao était certainement inspiré de Dalang
ou d’Inao Lek, ce dont témoigne l'œuvre qui le suit chronologiquement, Inao
Kham Chan, de Chao Phraya Phra Khlang (Hon).
Ce poète, Chao Phraya Phra Khlang, mort en 1805, est sans doute né avant
la prise d'Ayudhya par les Birmans en 1767, car on sait avec certitude qu'il
fut fonctionnaire au service du roi Tak Sin de Thonburi (1767-1782),
restaurateur de l'indépendance siamoise. Bien que ses œuvres les plus célèbres
soient des adaptations en prose, sous le règne de Rama Ier, des chroniques du
Pégu (Rachathirat) et de la chronique chinoise des Trois Royaumes (Sam
Kok), il n'en a pas moins commencé à produire dès le règne du roi Tak Sin,
puisque sa deuxième œuvre poétique, Inao Kham Chan, a été composée en
1779, comme en témoigne la fin du poème :
L'époque où fut composée cette œuvre, est de la petite ère siamoise
La mille cent quarante-et-unième année,
L'année du Porc, le quinzième jour de la lune croissante
Du onzième mois, est celle où j'en achevai la rédaction.
Ce poème, écrit en
vers "Chan", forme adaptée de la versification pâlîe, et mettant en œuvre
des oppositions entre les "quantités" des syllabes, bases traditionnelles
de la poésie des langues indo-européennes, a pour thème un des passages de la
légende d'Inao les plus appréciés par les Siamois, celui où le héros, ayant
détruit la ville de Daha, enlève Butsaba qu'il cache dans une grotte tapissée
d'or. Là, lui ayant affirmé - et prouvé - son amour, il la laisse seule et
repart, afin d'essayer de justifier ces actes de guerre contre une ville dont
le roi est son oncle. Cette œuvre, bien que suivant incontestablement la trame
du Dalang de la princesse Khunthon, dépeint un épisode propre à
enflammer l'imagination et à susciter l'intérêt des lecteurs siamois ; on y
trouve aussi bien des passages où, le héros lui faisant une cour pressante,
l'héroïne tente de se défendre - avant de lui céder, bien sûr - que d'autres
où, le devoir l'appelant hors de la grotte d'or où il coule des jours - et des
nuits - de félicité, Inao s'arrache à celle qu'il aime à grand renfort de
lamentations. Ce poème demeure cependant très chargé de vocabulaire d'origine
malaise, et sa lecture, même pour un Siamois qui n'est pas spécialiste, pose
encore un certain nombre de difficultés aggravées, il faut le dire, par la
forme "Chan" qui force à l'emploi d'un vocabulaire pâlî et
sanskrit qui tient plus de l'emprunt pur et simple que de l'utilisation de mots
entrés dans l'usage courant.
L'œuvre de Chao Phraya Phra Khlang permet en tout cas de faire deux
constations provisoires non dénuées d’intérêt. La première est que le fait de
choisir un thème extrait de la légende d'Inao en prouve à l'évidence la vogue
grandissante dans la littérature siamoise : après tout, lorsqu'il compose son
poème, le cycle de Panji n'est connu, en tous cas dans une adaptation siamoise,
que depuis un demi-siècle à peine ; or une des constantes de la littérature
classique siamoise est bien de composer sans cesse de nouvelles versions d'un
thème traditionnel ; Chao Phraya Phra Khlang fait une large entorse à cette
tradition en choisissant une légende dont l'importation est toute récente,
preuve incontestable que les lecteurs se passionnent pour elle. La seconde
constatation, qui provient de cet emploi parfois lourd, et en tous cas gênant,
d'un vocabulaire malais sinon javanais, est que la légende demeure encore dans
sa phase d'adaptation : on rencontre déjà des transformations, l'accent mis sur
les relations amoureuses en est une preuve assez évidente, mais l'auteur semble
avoir eu du mal à se libérer de l'origine malaise de son poème.
C'est le roi Rama II (1809-1824) qui va faire de la légende d'Inao un
thème totalement intégré à la culture siamoise. Ce monarque, amateur de théâtre
et également grand écrivain, appréciait beaucoup l’histoire que la gouvernante
malaise des deux filles du roi Boromakot avait fait connaître quelques
soixante-dix années auparavant. Il pensait cependant que Dalang, comme Inao
Lek, présentaient un certain nombre de défauts : manque de continuité dans
le récit, manque d'adaptation du texte à sa finalité théâtrale et, peut-être,
lourdeur de l'emploi d'un vocabulaire par trop étranger aux traditions
littéraires siamoises ; c'est ce qu'affirme le prince Damrong lorsqu'il écrit :
Le roi composa Inao; il le réécrivit totalement, se disant peut-être que
Dalang et Inao Lek de Rama Ier [nous avons
nu ce qu'il faut penser de l'éventuelle paternité de Rama Ier sur ces deux œuvres]
n'étaient que la reconstitution de pièces de théâtre de l'époque d'Ayudhya, que
les parties ne s'assemblaient pas et que ces œuvres ne convenaient pas à la
représentation théâtrale. Il reprit donc le thème d'Inao avec la volonté que
son texte devînt, en place des précédents, la référence pour le répertoire de
la capitale.
Si l'on en croit ce
qui est rapporté sur la méthode de composition de l'Inao de Rama
II, cette œuvre semble une véritable gageure puisqu'il s'agissait, en fait, de
rédiger un texte parfaitement en harmonie avec les autres éléments du "Lakhon
Nay", musique, bien sûr, mais aussi postures de danse que le texte se
doit de favoriser ; le texte fut donc, en quelque sorte, composé avec la collaboration de grands maîtres de la danse classique siamoise, le roi écoutant leurs conseils pour harmoniser ses vers et leur rythme avec leur expression corporelle. On conçoit dès lors
que l'œuvre de Rama II puisse effectivement être considérée comme un modèle et
qu'elle ait été honorée par sa désignation, en 1916, par le “Cercle de Littérature”
(Wannakhadi Samosorn), créé par Rama V, comme le texte le plus achevé de “Lakhon
Nay”. La pièce est un texte de plus de vingt mille vers, qu'il serait
téméraire de tenter de résumer en quelques lignes. Si un de mes lecteurs est
intéressé par l’histoire compliquée qu’elle développe, je me ferai un plaisir
d’en donner un aperçu dans un prochain article.
L'Inao de Rama II apparaît, à mon avis, comme l'achèvement de
l'adaptation de la légende javanaise à la culture siamoise. Certains passages,
comme par exemple les allusions à un pèlerinage fait par Butsaba à une statue
du Buddha, à la cérémonie de la tonte du toupet de Siyatra, fils du roi de Daha
et frère de Butsaba, permettent de mettre en évidence comment l'histoire d'Inao
est désormais devenue siamoise, et à part entière. Toutes les coutumes et
traditions, qu'il s'agisse de mariages princiers, de crémations royales, de
visites officielles, de rites spécifiques de la vie des hauts personnages,
rapportées dans cette œuvre théâtrale, sont spécifiquement siamois, à un point
tel que l'on a déjà vu Inao servir de document de référence pour une
recherche sur les coutumes royales au début de la dynastie Chakri, l'actuelle
dynastie régnant sur le royaume de Thaïlande. Cette insertion de coutumes
siamoises dans le texte de la pièce de Rama II n'est d'ailleurs pas le seul
point qu'il convienne ici d'évoquer.
Il me semble en effet important de mettre l'accent sur les douze vers
qui achèvent cette œuvre colossale, vers dans lesquels Rama II précise qu'il
l'a composée pour acquérir des mérites et pour qu'elle soit représentée à
l'occasion de fêtes. Cette référence à une acquisition de mérites montre à
l'évidence que, dans l'esprit de l'auteur, la légende d'Inao est passée du
statut de légende javanaise et/ou malaise à celui d'un texte comparable à
certains jâtaka, apocryphes ou non qui, comme le Samudragosajâtaka,
sont également devenus des thèmes du “Lakhon Nay” où, si l'amour et
l'action jouent naturellement le plus grand rôle, le statut de texte religieux
bouddhiste n'est jamais totalement oublié.
Pourrait alors se poser la question de savoir ce qui, dans l'oeuvre de
Rama II, demeure des origines javanaise et malaise d'Inao. Tout d'abord, et
bien que le dénouement du récit soit passablement modifié à cause de la vision
siamoise du monde dont elle est désormais porteuse, cette pièce de théâtre n'en
conserve pas moins l'orientation générale de l'intrigue qui lui est fournie par
"Dalang" et "Inao Lek", transpositions
beaucoup plus directes de l'histoire jadis racontée aux princesses Mongkut et
Khunthon. Ensuite, se rencontre encore toute une série de noms de lieux et de
personnages qui, parfois siamisés, n'en semblent pas moins contribuer à créer
une sorte d'atmosphère exotique, encore que l'île de Java, ses villes et ses
royaumes, y soient plutôt décrits sur le modèle siamois, si familier à Rama II.
C'est d'ailleurs une constante dans la façon dont est traitée l'Inde du nord,
cadre des oeuvres siamoises inspirées par les jâtaka. La seule note de
"couleur locale", si tant est qu'elle existe, peut à la rigueur se
trouver dans l'emploi d'un vocabulaire d'origine javanaise suffisamment étendu
pour que certaines éditions de l'Inao de Rama II, destinées à un public
d'étudiants, doivent proposer un lexique des termes les plus difficilement
compréhensibles pour les lecteurs de langue siamoise, lexique dont je dois, le
premier, reconnaître l'utilité.
C'est à partir de cette œuvre fleuve que peut
donc être marquée l’intégration quasi complète de la légende d'Inao à la
culture siamoise. D'autres auteurs vont encore s'en inspirer, dont il me faudra,
bien entendu, évoquer certaines œuvres, mais jamais plus un écrivain n'osera
songer à composer une version complète du cycle de Panji ni rivaliser avec l'œuvre
royale. Est-ce dû uniquement à la qualité unanimement reconnue à cette pièce,
ou bien le haut rang de l'auteur y est-il pour quelque chose ? Il ne m’appartient
pas d'en juger : ce qui importe désormais, c'est qu'Inao est partie intégrante
du patrimoine des légendes siamoises, ainsi que l'étaient devenues, au cours
des siècles, bon nombre de légendes indiennes.
Parmi ces auteurs, il faut citer Sunthon Phu, un des plus grands poètes
de cette première moitié du XIXe siècle, et qui a par ailleurs collaboré avec le
roi Rama II à la rédaction des nombreuses oeuvres qui lui sont attribuées,
comme Khun Chang Khun Phaen (Ne raconte-t-on pas qu'il aurait également
contribué à la correction, sinon à la composition de cet Inao sur lequel
nous venons de nous pencher ?). Celui-ci a, dans un poème dont certains
contestent d'ailleurs qu'il en soit le véritable auteur, choisi de traiter des
sentiments d'Inao lorsque, revenu de Daha où il est allé tenter de se disculper
de l'incendie qu'il y avait allumé, il s'aperçoit de la disparition de Butsaba.
Pour ce faire, Sunthorn-Phu utilise un genre particulier à la littérature
siamoise, le "Nirat", défini par Paul Schweisguth comme un
"poème de séparation". Il n'est pas de mon propos, ici, d'analyser
cette oeuvre somme toute mineure et par ailleurs controversée, de Sunthon Phu;
mais je veux insister sur le fait que, dans ce “Nirat”, l’auteur semble
avoir évacué totalement toute référence javanaise ou malaise : on a en effet
l'impression que la légende d'Inao lui fournit tout simplement un thème de
séparation et qu'il ne s'inquiète guère que des sentiments de tristesse et de
désespoir qu'il attribue au jeune homme séparé de celle qu'il aime. Là, pas de
vocabulaire javanais, à peine le nom de Wiyada - Kenlong est-il mentionné. Et
ce “Nirat” se déroule selon les traditions littéraires siamoises, le
héros prenant à témoin de sa désolation les astres, la nature, la faune et la
flore. L'oeuvre se termine lorsque Inao, s'étant fait ermite, exprime le voeu
de se retrouver, dans une autre vie, grâce aux mérites obtenus par une telle
décision toujours auprès de celle qu'il aime :
Où que je renaisse, en quelque lieu du monde que ce soit,
Que nous soyons unis comme les doigts d'une main !
Que nous soyons Chinois, Cham, Hindous, Européens ou Anglais,
Qu'alors, proches l'un de l'autre, nous puissions nous unir !
Et si nous étions Siamois, que ce soit de la même lignée,
Et que, dès l'âge de raison, nous puissions vivre comme mari et femme !
Il ne vient même pas à l'idée au prince Inao de renaître sous la forme
d'un Javanais, et il apparaît bien donner la plus grande importance à une
renaissance en tant que Siamois ! La légende est désormais totalement
assimilée.
C'est peut-être, d'ailleurs, cette totale assimilation
du mythe d'Inao à la culture siamoise qui est à l'origine de la composition par
Khun Nikorn Sam Prakit (titre de noblesse administrative d'un homme
manifestement malais, si l'on en juge par son vrai nom, Bin Abdullah), d'un
texte intitulé Phongsawadan Inao - Chroniques d'Inao. Ce n'est en fait
que la traduction en siamois d'un texte malais, lui-même traduit du javanais.
L'original serait l'œuvre d'un maître du Wayang nommé, dans la transcription
siamoise, Arinagara. Malgré son titre, qui pourrait donner à penser qu'il
s'agit là d'un ouvrage à prétentions historiques, ces Annales d'Inao
apparaissent plutôt comme une version du mythe destinée à la représentation du
théâtre d'ombre javanais, et il ne semble pas qu'elle ait jamais eu - du moins
à ma connaissance - quelque influence donnant lieu à un retour vers les origines
javanaises du mythe d'Inao en Thaïlande.
En fait, et comme je le disais en commençant,
l’arrivée de cette légende au Siam et ce qu’il est advenue ensuite d’elle dans
la littérature classique sont, à bien des égards exemplaires de la manière dont s’est constitué l’ensemble de la culture
siamoise telle qu’elle existe aujourd’hui : s’appropriant des éléments issus de
l’Inde, de la Chine, de ses voisins comme de l’Europe, elle les assimile et les
fait siens, trouvant dans ce “métissage” l’originalité qui lui est désormais
reconnue.
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