Bien que le
prestigieux cortège des barques royales[i] sur le Ménam Chao Phraya, entre le Palais royal et le Temple de l’Aurore,
n’ait pas été organisé depuis bien des années, il demeure un spectacle
éblouissant que l’on peut encore aller
admirer sur YouTube. La barque la plus belle est incontestablement celle
qu’empruntait Sa Majesté le Roi Bhumibol Adulyadej lors de cette cérémonie,
appelée en siamois เรือพระที่นั่งสุพรรณหงส์, ce que je traduis par “Hamsa d’Or” : c’est de cette barque que je vous
parlerai aujourd’hui.
Le "Hamsa d'Or" sur le Ménam Chao Phraya
Posons-nous d’abord la question du nom de cette barque.
La
monarchie siamoise, dès la fondation d’Ayudhya en 1350, s’est voulue l’héritière
des monarques d”Angkor. Les rois siamois, dans cette idéologie, sont des dieux-rois,
ou des avatars de dieux. On comprend mieux, dès lors, pourquoi la barque royale
la plus importante est justement le Hamsa d’Or : dans la mythologie
indienne, le Hamsa, “l’oie sacrée”, est la monture de Brahma, considéré par
certaines sectes comme le dieu créateur et donc le plus important de tous. En
Asie du Sud-est même, on se rappellera que Brahma est présent à Angkor-Vat
comme à Prembanan, dans le centre de Java, Utiliser comme véhicule une barque dont
la figure de proue est une représentation de cette “oie sacrée”, c’est
ipso-facto se placer en face du peuple comme Brahma montée sur le Hamsa. Il y a
donc ici un symbolisme certain. Je rappellerai par ailleurs l’existence d’une
autre barque royale, qu’il arrivait au monarque d’utiliser : il s’agit du Naga à Sept
Têtes (เรือพระที่นั่งอนันตนาคราช).
Le "Naga à Sept Têtes"
La biographie légendaire du
Buddha donne une place importante au Naga ; l’épisode qui m’intéresse est
celui où, en méditation, le Buddha se voit assailli par une pluie torrentielle :
le Naga, serpent mythique symbolisant les forces chtoniennes, ne veut pas que
cette pluie soit un obstacle à sa méditation. Il se love pour que le Buddha
soit hors d’eau et dresse ses sept têtes pour l’abriter des trombes. Or les
rois siamois sont aussi des Buddha-rois. On voit donc, là encore, la symbolique
de cette barque : le Naga à Sept Têtes est en quelque sorte le
trône du monarque, alors assimilé au
Buddha.
Voyons la description matérielle du Hamsa d’or.
Il est clair que la
barque que je vais décrire ici est celle qui existe de nos jours ; celle-ci,
qui est reconnue comme faisant d’un patrimoine naval exceptionnel au niveau
mondial, a été reconstruite sur l’ordre du roi Rama V (1868-1910) et mise en
service en 1911, sous le règne de Rama VI (1910-1925) est taillée dans un seul
tronc de teck et mesure environ 45 mètres de long pour un peu plus de 3 mètres de
large et 90 centimètres de profondeur ; son tirant d’eau est de 40 centimètres.
L’intérieur est peint en rouge et l’extérieur est laqué de noir, orné de
décorations en or. J’ai déjà parlé de sa figure de proue, qui représente la tête
stylisée du Hamsa. Au centre de la barque est dressé un pavillon destiné à
abriter le monarque, et des parasols à étages sont plantés au milieu, quatre à
l’avant et trois à l’arrière.
L’équipage se compose
d’un capitaine , de 2 sous-officiers à l’avant et de 2 à l’arrière, d’un
porte-drapeau, d’un maitre de la nage, d’un chanteur et de 50 rameurs, Ceux-ci
sont divisés en deux groupes, le premier de 30 rameurs devant le pavillon et le
second de 20 à l’arrière. Le maître de la nage, une sorte de barreur en quelque
sorte, porte deux sortes d’éventail en plume de paon qui lui servent, par des
mouvements codifiés, à diriger le rythme de la nage. Le chanteur, qui cantile
des poèmes appelés Chants pour les barques (บทเห่เรือ), participe à la définition u
rythme qui est ponctué par les exclamations des rameurs ; c’est ce que note l’Abbé
de Choisy dans son Journal du voyage de Siam fait
entre 1685 et 1686 quand il écrit :
J’oubliais
à vous dire que nos rameurs rament en cadence. Leur comite est bon
musicien : il chante, & ne fait que cela. Les autres rament &
chantent, redisent tout ce que le comite dit, & sur le même ton. Les
accords sont parfaits, & l’on voit dans le même instant cent voix
s’accorder parfaitement avec cent rames.
Depuis quand cette barque existe-t-elle au Siam ?
Les barques royales de l’époque d’Ayudhya ayant sans doute
été détruites lors de la prise de la capitale, le roi Rama Ier (1782-1809),
fondateur de l’actuelle dynastie, ordonna qu’elles soient reconstruites. C’est
ainsi que fut en quelque sorte ressuscitée cette barque qu’il nomma le “Glorieux
Hamsa d’Or” (ศรีสุพรรณหงส์). Cette barque fut utilisée pour les cérémonies royales
pendant tout le XIXe siècle mais, trop abimée malgré de multiples réparations,
elle dut être reconstruite sur l’ordre du roi Rama V, comme je l’ai
dit plus haut, et ne fut achevée que sous le règne de Rama VI, en
1911.
On sait avec certitude que cette barque royale, ou en tout
cas une barque royale portant ce nom, existait sous le règne du roi Baromakot
(1732-1758) puisque le prince Thammathibet, dont j’ai évoqué le Chant de
Kaki dans mon précédent article, a composé des Chants pour les rameurs des
barques royales qui commence ainsi :
Le Hamsa d’or, orné de sa girandole,
flotte, élégant et gracieux, sur les ondes ;
Tel le Hamsa portant le glorieux Brahma, il
glisse, attirant les regards admiratifs.
La girandole du Hamsa d'Or
J’aurais tendance, en
lisant cette strophe, à penser que le Hamsa d’Or qui fut reconstruit une
première fois sous Rama Ier puis une seconde sous Rama VI ne devait pas être
très fifférent de celui que nous décrit le prince Thammathibet. Ce qui m’incite
à formuler cette hypothèse, c’est la référence à la “girandole” (ภู่) : le Hamsa d’or
est la seule barque royale à porter cette décoration.
Cependant, cette référence ne nous fait jamais remonter qu’à
la première moitié du XVIIIe siècle. Or, c’est à juste titre qu’on peut
considérer que, dans l’environnement quasi amphibie du bas bassin du Ménam Chao
Phraya, le coeur du Siam, le meilleur moyen de communication est de circuler en
barque sur les rivières, fleuves et canaux. Je n’en veux pour preuve que les
nombreux canaux creusés au long des siècles pour couper des méandres du Ménam
Chao Phraya et raccourcir d’autant la distance entre Ayudhya et le Golfe de
Siam. Je pourrais également évoquer les voyageurs européens qui, se rendant
dans la capitale ont souvent raconté la remontée du fleuve jusqu’à la capitale
; c’est ce que raconte par exemple l’Abbé de Choisy dans son Journal du
voyage de Siam fait entre 1685 et 1686 :
Nous avons trouvé à Bankakia le Gouverneur de Banko dans un balon de
soixante rameurs suivi de plus de trente autres ; c’est un Mahométan de fort
bonne mine. M. l’Ambassadeur, M l’Evêque et moi-même sommes montés dans le
balon du Roi qui est tout neuf et tout doré. Je vous ferai quelque jour la
description d’un balon. […]
Balon siamois (XVIIe siècle)
Le “balon” (la barque) du gouverneur est à soixante rameurs ! On
peut se demander combien en avait celui du roi Naray dans lequel voyage notre
abbé, ceci d’autant plus que le Hamsa d’or de l’époque de Bangkok n’en
compte, je vous le rappelle, “que” cinquante…Cependant, rien ne nous est dit
ici sur l’aspect que peut nien avoir ce “balon”, si ce n’est qu’il est “tout
doré”. Mais les autres barques le sont tout autant. D’ailleurs, on sait que, sous ce
règne, un manuscrit aujourd’hui perdu montrait l’organisation du cortège des
barques lors des cérémonies royales ; les noms des bateaux nous ont été
conservés, mais on n’y voit pas apparaître le Hamsa d’Or.
Il faut donc se faire
une raison, je ne trouverai pas de traces de la barque en question en cette
seconde moitié du XVIIe siècle. Cependant, si je remonte un peu plus dans le
temps, je rencontre, dans l’ouvrage du prince Damrong Rachanuphap
consacré aux guerres entre Birmans et Siamois (Les Siamois en lutte contre les Birmans), à l’occasion du douzième
conflit, qui eut lieu en 1594 sous le règne du roi Naresuan (1590-1605), les
faits suivants : alors que le monarque siamois se prépare à aller attaquer
la ville de Martaban, le chef du Département des Astrologues dépose, dans la
barque nommée Hamsa d’Or, une relique du Buddha destinée à protéger les
armées siamoises dans la guerre et à leur apporter la victoire. Le passage est
d’autant plus intéressant que la présence de cette relique sacralise la barque
et en fait bien plus qu’un simple moyen de transport, même chargé de la symbolique
monarchique que j’ai évoquée en commençant cet article.
Cette référence au Hamsa d’Or à la fin du XVIe siècle est d’ailleurs corroborée par les Chroniques
royales d’Ayudhya dans la version dite du British Museum qui évoque
une entrevue entre le roi birman Bayinnaung (1551-1581) et le monarque siamois
Phra Maha Chakkraphat (1548-1568) visant à mettre fin au siège d’Ayudhya par le
premier :
Il [Phra Maha
Chakkraphat] ordonna alors que ses serviteurs édifient un pavillon royal à la
lisière des monastères de Phra Merurachikaram et de Hatsadawat ; il y
avait deux trônes placés à la même hauteur et séparés l’un de l’autre de quatre
coudées. Il fit ensuite dresser un autel plus élevé que les deux trônes pour y
faire placer le Triple Joyau afin qu’il préside à cette entrevue. Le lendemain,
Sa Majesté monta sur la barque royale le Hamsa d’or.
L’entrevue
en question a eu lieu en 1563 et s’est soldée par la réduction d’Ayudhya à l’état
de royaume tributaire puisque Phra Maha Chakkraphat accepta de donner quatre
éléphants blancs, des otages parmi lesquels se trouvait le prince héritier
Ramesuan et un tribut de 800 kilogrammes d’argent.
J’ai même trouvé, en
dehors des références que je viens de citer et qui sont tous tirés des
documents à vocation plus ou moins historique, ce que je crois être à ce jour
la plus ancienne évocation du Hamsa d’Or ; il s’agit du quatrain
suivant, extrait d’un poème de lamentation amoureuse, le Poème des douze
mois (ทวาทศมาสโตลงดั้น) :
La barque Hamsa
a l’élégante beauté de ton corps, mon aimée ;
Elle est
si chargée d’ornements qu’on craint qu’elle ne chavire.
Elle est à
la fois si fragile et si gracile !
C’est le bateau qui
connaît les eaux, les eaux ne voient que son ventre…
Or, ce poème est daté de la fin du XVe siècle, entre 1488
et 1491. Nous le voyons bien, je crois pouvoir, sans trop extrapoler, affirmer
qu’une barque royale portant le nom de
Hamsa d’Or existait bel et bien dans les premiers siècles de l’histoire
d’Ayudhya. Cependant, comme nous n’avons, dans les plus anciens documents que
je viens de citer, que des références au nom de cette barque, je suis
totalement incapable d’affirmer que le Hamsa d’Or dont parlent les Chroniques
royales ou le Poème des douze mois avait l’aspect de celui que nous
connaissons aujourd’hui ; je ne pense d’ailleurs pas que nous pourrons
jamais le savoir !
[i] Contrairement
aux habitudes déplorables des guides touristiques qui s’obstinent à utiliser
dans leurs pages l’expression calquée sur l’anglais, “barges royales”, je
choisis le français “barque”. Je rappellerai en effet à ces moutons de Panurge
anglophiles qu’en français, “barge” désigne “une grande péniche à fond plat
destinée à transporter des matériaux lourds”… Peu approprié donc, en l’occurrence
!
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