lundi 17 octobre 2016

PEUT-ON PARLER D'UNE "HISTOIRE DE LA LITTERATURE CLASSIQUE SIALOISE" ?




Evoquer la littérature classique siamoise requiert tout d'abord une définition du terme, aussi précise que possible ; je n'utilise pas ici le mot "classique" dans le sens qu'il a dans l'Histoire littéraire française par exemple. Il ne s'agit pas d'une période particulière de l'évolution de la littérature de l’actuelle Thaïlande, mais plutôt d'un ensemble de genres caractéristiques de ce pays comme à d'autres de l'Asie du Sud-est d'ailleurs et qui, malgré les transformations dues à la modernisation des mentalités et des goûts, survit encore peu ou prou, ceci en opposition avec de nouveaux genres, tous adaptés sinon importés de l'Occident et qui ont la plus grande extension à l'époque actuelle. La littérature classique siamoise se définit aussi par sa forme : c'est une littérature poétique, et rares sont les ouvrages en prose composés avant la fin du XIXe siècle auxquels accorder une réelle qualité littéraire.

Tenter de présenter un aperçu de la littérature classique siamoise peut paraître une véritable gageure ; on rencontre en effet un certain nombre d'éléments particuliers, dont certains propres au Siam uniquement, qui font qu'il n'est pas encore possible, dans l'état actuel des connaissances, de donner de cette littérature un aperçu historique fiable. Des problèmes souvent insurmontables se posent quant aux textes dits originaux comme à la datation et à l'attribution des œuvres. Si des recherches ponctuelles ont été ou sont encore engagées, la documentation indispensable à une synthèse acceptable n'existe pas encore. C'est la raison pour laquelle, lorsqu’on tente une présentation de cette littérature classique siamoise, on ne peut se permettre de choisir une optique chronologique, et qu’il faut se contenter d’en présenter les grands genres  et les thèmes essentiels comme leur évolution, pour autant qu'elle soit connue.

Le premier obstacle est l'impossibilité d'avoir accès aux versions originales des œuvres classiques, en tout cas pour celles antérieures au XIXe siècle . Bien qu'écrite, depuis ses origines au XIVe siècle, la littérature classique était en effet composée suivant des techniques proches de celles de la littérature orale : un auteur improvisait un poème, ou une partie de poème, qu'il dictait alors à un scribe, que ce soit sur-le-champ ou plus tard, après donc l'avoir mémorisé. Cette technique pose un premier problème puisque rien ne nous permet d'être assurés que le poème ainsi couché par écrit n'a pas été l'objet d'altérations volontaires de la part du scribe, l'improvisation pouvant laisser subsister des imperfections qui demanderaient lors des corrections. Le scribe peut aussi, bien sûr, avoir fait lui-même des fautes lorsqu’il prenait l'œuvre en note : dans les deux cas, transformation volontaire ou involontaire, le texte écrit est donc, et ceci dès le premier moment de son existence, sujet à caution quant à sa conformité avec ce que le poète voulait exprimer.

D'autre part, l'imprimerie n'a été introduite au Siam qu'au début du XIXe siècle par des missionnaires protestants : la conservation des œuvres était assurée, dans des bibliothèques de palais et de monastères, sur des manuscrits. Ceux-ci étaient de deux types : feuilles de lataniers préparées pour l'écriture (olles), de forme rectangulaire, beaucoup plus longues que larges, percées à leur deux extrémités et assemblées en liasses par des cordons, ceci pour les ouvrages religieux, ou bien "cahiers" fabriqués à partir d'une très longue feuille de papier préparée à partir de l'écorce d'un arbuste, le Streblus asper (Urticacea), pliée en accordéon et protégée par une couverture faite d'une plaquette de bois, pour les ouvrages profanes. Ces supports végétaux ne sont pas d'une très grande résistance à la destruction, agressions naturelles, comme (insectes ou putréfaction due à l'humidité tropicale) ou accidentelles, comme les incendies qui se déclareraient souvent dans des bibliothèques de bois. Pour assurer la conservation des œuvres, il était fallait les recopier dès que le support commençait à donner des signes de détérioration. Les scribes en charge des bibliothèques devaient donc, comme nos moines du Moyen Âge, assurer la pérennité du patrimoine littéraire qui leur était confié. Mais jls pouvaient, bien entendu, comme ceux que j’ai évoqués auparavant, faire des fautes involontaires ou ne pas toujours respecter la graphie originale.

Les œuvres ainsi recopiées pouvaient bien entendu être antérieures de plusieurs siècles à l'époque où un scribe les recopiait. Or l'évolution de la langue siamoise est telle que, même en lisant les versions des poèmes archaïques qui nous sont parvenues en dépit des vicissitudes que j’expose ici, de nombreux mots demeurent incompréhensibles. On peut donc penser que parfois, ces scribes, lorsqu'ils devaient copier un mot dont ils ignoraient désormais le sens, le remplaçaient par un autre qu'ils connaissaient. Le matériau littéraire sur lequel doivent travailler historiens et critiques de la littérature classique siamoise est sujet à caution et, s'il est possible d'imaginer rétablir, en comparant différentes versions d'une même œuvre, un texte plus satisfaisant, on ne peut espérer rétablir la version originale. Ne doit-on pas en fait considérer que la création littéraire, au terme d’une évolution qui aboutit aux diverses versions en notre possession, n'est rien moins que collective ?

        Je veux ici insister sur la nécessité qu'il y a, pour entreprend des recherches visant à un rétablissement, le moins éloigné possible d’un original à jamais perdu, de s'appuyer sur une étude comparative des différentes versions, et de ne jamais prendre pour argent comptant les publications de ces œuvres par le Département des Beaux-Art : elle sont, dans l'immense majorité des cas, faites à partir d'une seule version, dont il a été décidé, il y a souvent fort longtemps, qu'elle est la meilleure. Les variantes y sont rarement données en bas de page, et si l'on en trouve mentions, elles ne sont jamais exhaustives. Cette étude comparative sera souvent très difficile : en effet, les différentes versions manuscrites des textes littéraires classiques conservées à la Bibliothèque Nationale de Bangkok ne sont pas toutes, loin de là, microfilmées ou microfichées, encore moins numérisées, et l’on imagine sans peine les obstacles légitimes que rencontre un chercheur qui souhaite accéder à des textes dont j’ai précédemment souligné la fragilité.

J'évoquerai aussi, pour mémoire, l'instabilité de l'orthographe siamoise qui, jusqu'à une période récente n'était en aucune façon fixée : il suffit de jeter un œil sur un des premiers dictionnaires siamois, publié dans les années 1830 par Caswell pour s'en convaincre ; des mots encore vivants de nos jours - pourtant d'origine sanskrite et dont l'alphabet siamois permet une translittération fidèle - y sont donnés dans une orthographe si fantaisiste qu'il faut souvent se rapporter à la définition de leur sens pour les identifier... De plus, le caractère monosyllabique du siamois entraîne de tels mots à une réduction qui ajoute encore à la confusion en créant de nombreux homophones que seule une orthographe précise, parce qu’étymologique, permet de différencier (vous vous souviendrez de ce que je disais dans ma “Présentation de la langue siamoise”). On imagine sans peine la confusion qui peut résulter d'une orthographe aussi fluctuante lors de la lecture et de la compréhension des manuscrits anciens...

Ce problème de la fiabilité des textes littéraires classiques a été aggravé par les séquelles catastrophiques des guerres qui ont opposé Siamois et Birmans et qui se sont achevées par la prise d'Ayudhya, alors capitale du royaume de Siam, en 1767. Quelles que soient les responsabilités des vainqueurs et des vaincus dans l'incendie qui a réduit la ville en cendres - les Siamois accusant les Birmans d'avoir allumé des foyers dans les temples pour faire fondre l'or des statues du Bouddha, tandis que certains historiens refusent de préciser la nationalité des pillards incendiaires – le résultat fut que les bibliothèques et tout ce qu'elles contenaient devinrent la proie des flammes ; or, l'entretien de ces équipes de scribes que j’ai évoquées précédemment ne pouvant être que le fait du monarque et des Grands, la mémoire littéraire du Siam étaient presque complètement concentrée dans Ayudhya : ainsi se sont envolés en fumée quatre siècles de poésie siamoise, dans un désastre dont les contemporains furent bien entendu conscients

L'indépendance siamoise fut recouvrée rapidement et, sous l'impulsion du roi Taksin (1767-1782) d'abord, puis, à partir de 1782, des premiers monarques de la dynastie Chakri, on s'employa à recollecter et surtout à reconstituer les textes qui avaient été détruits en s'appuyant sur les fragments sauvés et surtout sur la mémoire des survivants. On imagine en conséquence les altérations - et les omissions - dès lors subies par les textes ainsi restitués. C'est la raison pour laquelle les textes littéraires antérieurs à la chute d'Ayudhya sont plus que sujets à caution. Un seul exemple permet de se rendre compte du peu de crédibilité que l'on doit accorder aux versions qui nous sont parvenues : l'édition du Poème de la défaite des Thaï du nord, ouvrage épique datant sans doute du début du XVIe siècle, réalisée par le Département des Beaux-arts, mentionne devant une des strophes, suivant en cela certains des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, "on dit que les strophes qui suivent furent composées par Phraya Trang".

Cet auteur, qui vécut à la fin du XVIIIIe siècle et dans le premier quart du XIXe, fait partie des "restaurateurs" de la littérature ancienne : on lui doit par exemple un recueil, Œuvres des poètes anciens, où il a rassemblé une série de quatrains attribués à divers auteurs des deux siècles précédents. Il s'est aussi  attaché à faire revivre certains genres classiques, comme les “poèmes de séparation”, auxquels j’ai consacré un ouvrage il y a quelques années. Or, si les manuscrits dont j”ai parlé mentionnent des strophes qu'il aurait composées, il n'est pas impossible que, dans l'ensemble du Poème de la défaite des Thaï du nord, d'autres quatrains soient tout aussi apocryphes ; mais il est impossible de les identifier et on voit bien les conséquences que cela implique sur l'étude du texte qui nous est parvenu.

Cependant, vous direz-vous, le style d'un auteur du début du XIXe siècle devrait être aisément identifiable dans un poème plus vieux de trois cents ans : nous touchons là une autre raison de la difficulté d'entreprendre l’étude d'une œuvre littéraire siamoise. En effet, un écrivain classique se devait d'apprendre son art à partir des œuvres anciennes et donc de maîtriser style et vocabulaire archaïques ; le pastiche, ou même la copie pure et simple ne sont pas dédaignés, mais au contraire très prisés. C'est ainsi qu'un texte du XIXe siècle, le Poème de séparation de Narin, qui aurait été composé, selon la tradition, par un fénommé Narin Thibet, semble souvent la démarque fidèle de la Lamentation de Siprat, sans doute plus vieux de trois siècles et demi ; même, la valeur poétique reconnue par les historiens de la littérature à cet ouvrage ne l'est qu'en référence au texte qui l'a inspiré. Je pourrais, dans la synchronie, évoquer d’autres cas : le plus grand poète du XIXe siècle, Sunthon Phu, a eu de nombreux disciples qui l'ont si bien suivi dans son style que certaines de leurs œuvres lui ont été attribuées et qu'il est quasiment impossible, pour qui ne s'attacherait qu'à l'étude de la forme, de décider qui a composé quoi !

Je suis ici passés des problèmes de datation à ceux de l'attribution. Ceux-ci sont éminemment complexes puisque les auteurs supposés se voient souvent accorder la paternité d'une œuvre par la tradition uniquement. Ainsi, l'Histoire littéraire siamoise – dans laquelle les monarques semblent jouer un grand rôle en qualité d'écrivains – qualifie certaines œuvres soit de Kham Luang, textes royaux, soit de Phra Racha Niphon, œuvres composées par un monarque. Pour le premier type d'ouvrages, les définitions sont suffisamment strictes, tant à cause de la forme (combinaison obligatoire de tous les types poétiques existant dans la versification siamoise), de l'auteur (un roi ou un prince royal) que du fond (ouvrage à caractère religieux ou moral), pour qu'ils soient rarissimes. On en compte seulement quatre : La grande vie, version siamoise du Vessantara Jâtaka, qui serait due au roi Boromotraylokanat (1448-1488) mais qui n'a sans doute été que composé sur son ordre, le Sutra de Nandapananda et Légende de Malaya, que composa Chao Fa Thammathibet (1705-1746), fils du roi Boromakot (1732-1758), et enfin le Phra Nala, que rédigea le roi Rama VI (1910-1925) au début du XXe siècle.

Les Phra Racha Niphon, quant à eux, sont beaucoup plus nombreux ; ils posent cependant et de la même manière, un problème important au point de vue de leur attribution, la définition de ce type d'ouvrages étant très floue. C'est ainsi qu'un Phra Racha Niphon peut d'abord être de la seule main du monarque ; c'est peut-être le cas le plus fréquent, mais sauf pour la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe, où nous avons accès aux originaux, rien n'est moins sûr ; si une pièce de théâtre du roi Rama VI est aisément vérifiable, un ouvrage attribué à l'un de ses lointains prédécesseurs ne peut guère l'être de la même manière. Peut être ensuite ainsi qualifié un ouvrage collectif composé soit à l'instigation du monarque, soit avec l'aide et la collaboration d'un collectif d’écrivains. On sait par exemple que le Sepha Khun Chang Khun Phaen, adaptation littéraire d'une épopée populaire du centre de la Thaïlande, fut composé par le roi Rama II (1809-1824)  avec tout un aréopage de poètes, dont son fils, le futur Rama III (1824-1851), et le fameux Sunthon Phu ; on ignore cependant quel passage est de la plume de l'un ou de l'autre. Il est enfin évident qu'un Phra Racha Niphon, lorsqu'il n'est qu'un ouvrage composé sur l'ordre d'un monarque, ou qu'il lui a été dédié, verra le nom de son auteur bien vite oublié au profit de celui du roi…

Enfin, si par chance le nom de l'auteur (en prenant en compte les restrictions que je viens de faire à cette notion dans la littérature classique siamoise) est mentionné dans le texte de l'œuvre, ce qui arrive parfois, soit au début, dans une sorte de strophe mise en épigraphe (elle est appelée Bot Ban Phanaek - Strophe de présentation), soit à la fin, sous cette forme d'acrostiche syllabique que la versification siamoise appelle Krathu, ou enfin dans le corps du poème, le nom pouvant être utilisé en siamois comme ce que je préfère appeler ‘référent personnel” que “pronom”, la précision est rarement utile. Il faut en effet rappeler que les patronymes n'existent en Thaïlande que depuis le début du XXe siècle et que, jusqu'alors, les Siamois portaient un seul “prénom”, essentiellement monosyllabique. On imagine alors et sans peine la difficulté qu'il peut y avoir à définir qui pouvait bien être la personne ainsi désignée. D'autres auteurs, les plus nombreux, étaient des membres de la hiérarchie administrative, soit civile, soit militaire, et portaient en conséquence un titre correspondant à leur fonction : ces titres étaient fixés par un texte datant de la fin du XVe siècle et furent bien sûr portés pendant des centaines d’années par des dizaines de personnes ; de plus, un même poète, au cours de sa carrière, pouvait évidemment occuper des postes successifs et par conséquent porter différents titres... Ce n’est que pendant la période de Bangkok, c’est-à-dire depuis 1782, que l’habitude de donner également le prénom, puis lorsque les noms patronymiques furent introduits au Siam, le nom de famille après le titre de noblesse administrative ou militaire a été prise. Seuls les noms de princes, parce qu'ils sont spécifiques et parfois aisément retrouvés dans les Chroniques royales, peuvent permettre une identification quasiment certaine de l'auteur : c'est ce qui se passe, par exemple, avec Chao Fa Thammathibet, que j’ai évoqué précédemment, qui signe nombre de ses ouvrages d’une ou plusieurs strophes qui précisent, sous forme d'acrostiche, son nom et son titre princier.

Pour ce qui est des autres œuvres, il est rare d’identifier tant leur datation que leur auteur. On en est souvent réduit à un long travail de recherche, consistant à rassembler les éléments épars qui peuvent, dans le corps d'un texte, apporter quelques indices : traces d'orthographe archaïque éventuellement retrouvées dans une des versions manuscrites qui subsistent, références à tel ou tel fait historique identifiable de façon plus ou moins certaine par dans les Chroniques royales, allusions géographiques que l'histoire des toponymes thaïlandais relie à telle ou telle période plus ou moins précise, etc. Tous ces indices permettent, parfois, d'élaborer des hypothèses plus ou moins plausibles, mais qui demeurent, de toutes façons, sujettes à caution.

Vous comprenez donc pourquoi une véritable Histoire de la littérature classique siamoise n’est toujours pas écrite : il existe bien sûr des manuels à l’usage des lycéens et des étudiants qui ne craignent pas de porter un tel titre, mais ce ne sont le plus souvent que des compilations de datations et d’attributions traditionnelles, qui ne se basent que rarement sur des faits abérés. C’est la raison pour lquelle les études thématiques et formelles sont manifestement à privilégier.

1 commentaire:

  1. Merci pour les informations très intéressantes.
    Je suis à la recherche des traits de l’auteur Suphon Phu et son œuvre “Khun Chang KhunPhaen” pour ma thèse. Est-ce vous pouvez me fournir le source en ligne ou le lien de cet oeuvre en français? (Si vous le connaissez aucune. Merci en avance !

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