Evoquer la littérature classique
siamoise requiert tout d'abord une définition du terme, aussi précise que
possible ; je n'utilise pas ici le mot "classique" dans le sens qu'il
a dans l'Histoire littéraire française par exemple. Il ne s'agit pas d'une
période particulière de l'évolution de la littérature de l’actuelle Thaïlande,
mais plutôt d'un ensemble de genres caractéristiques de ce pays comme à
d'autres de l'Asie du Sud-est d'ailleurs et qui, malgré les transformations
dues à la modernisation des mentalités et des goûts, survit encore peu ou prou,
ceci en opposition avec de nouveaux genres, tous adaptés sinon importés de
l'Occident et qui ont la plus grande extension à l'époque actuelle. La
littérature classique siamoise se définit aussi par sa forme : c'est une
littérature poétique, et rares sont les ouvrages en prose composés avant la fin
du XIXe siècle auxquels accorder une réelle qualité littéraire.
Tenter de présenter un aperçu de
la littérature classique siamoise peut paraître une véritable gageure ; on
rencontre en effet un certain nombre d'éléments particuliers, dont certains
propres au Siam uniquement, qui font qu'il n'est pas encore possible, dans
l'état actuel des connaissances, de donner de cette littérature un aperçu
historique fiable. Des problèmes souvent insurmontables se posent quant aux
textes dits originaux comme à la datation et à l'attribution des œuvres. Si des
recherches ponctuelles ont été ou sont encore engagées, la documentation
indispensable à une synthèse acceptable n'existe pas encore. C'est la raison
pour laquelle, lorsqu’on tente une présentation de cette littérature classique
siamoise, on ne peut se permettre de choisir une optique chronologique, et qu’il
faut se contenter d’en présenter les grands genres et les thèmes essentiels comme leur évolution,
pour autant qu'elle soit connue.
Le premier obstacle est l'impossibilité
d'avoir accès aux versions originales des œuvres classiques, en tout cas pour
celles antérieures au XIXe siècle . Bien qu'écrite, depuis ses origines au XIVe
siècle, la littérature classique était en effet composée suivant des techniques
proches de celles de la littérature orale : un auteur improvisait un poème, ou
une partie de poème, qu'il dictait alors à un scribe, que ce soit sur-le-champ
ou plus tard, après donc l'avoir mémorisé. Cette technique pose un premier
problème puisque rien ne nous permet d'être assurés que le poème ainsi couché
par écrit n'a pas été l'objet d'altérations volontaires de la part du scribe,
l'improvisation pouvant laisser subsister des imperfections qui demanderaient
lors des corrections. Le scribe peut aussi, bien sûr, avoir fait lui-même des
fautes lorsqu’il prenait l'œuvre en note : dans les deux cas, transformation
volontaire ou involontaire, le texte écrit est donc, et ceci dès le premier
moment de son existence, sujet à caution quant à sa conformité avec ce que le
poète voulait exprimer.
D'autre part, l'imprimerie n'a
été introduite au Siam qu'au début du XIXe siècle par des missionnaires
protestants : la conservation des œuvres était assurée, dans des
bibliothèques de palais et de monastères, sur des manuscrits. Ceux-ci étaient
de deux types : feuilles de lataniers préparées pour l'écriture (olles), de
forme rectangulaire, beaucoup plus longues que larges, percées à leur deux
extrémités et assemblées en liasses par des cordons, ceci pour les ouvrages
religieux, ou bien "cahiers" fabriqués à partir d'une très longue
feuille de papier préparée à partir de l'écorce d'un arbuste, le Streblus asper (Urticacea), pliée en
accordéon et protégée par une couverture faite d'une plaquette de bois, pour
les ouvrages profanes. Ces supports végétaux ne sont pas d'une très grande
résistance à la destruction, agressions naturelles, comme (insectes ou putréfaction
due à l'humidité tropicale) ou accidentelles, comme les incendies qui se
déclareraient souvent dans des bibliothèques de bois. Pour assurer la
conservation des œuvres, il était fallait les recopier dès que le support
commençait à donner des signes de détérioration. Les scribes en charge des
bibliothèques devaient donc, comme nos moines du Moyen Âge, assurer la
pérennité du patrimoine littéraire qui leur était confié. Mais jls pouvaient,
bien entendu, comme ceux que j’ai évoqués auparavant, faire des fautes involontaires
ou ne pas toujours respecter la graphie originale.
Les œuvres ainsi recopiées
pouvaient bien entendu être antérieures de plusieurs siècles à l'époque où un
scribe les recopiait. Or l'évolution de la langue siamoise est telle que, même
en lisant les versions des poèmes archaïques qui nous sont parvenues en dépit
des vicissitudes que j’expose ici, de nombreux mots demeurent incompréhensibles.
On peut donc penser que parfois, ces scribes, lorsqu'ils devaient copier un mot
dont ils ignoraient désormais le sens, le remplaçaient par un autre qu'ils
connaissaient. Le matériau littéraire sur lequel doivent travailler historiens
et critiques de la littérature classique siamoise est sujet à caution et, s'il
est possible d'imaginer rétablir, en comparant différentes versions d'une même
œuvre, un texte plus satisfaisant, on ne peut espérer rétablir la version
originale. Ne doit-on pas en fait considérer que la création littéraire, au
terme d’une évolution qui aboutit aux diverses versions en notre possession,
n'est rien moins que collective ?
Je veux ici insister sur la nécessité qu'il y a, pour entreprend des
recherches visant à un rétablissement, le moins éloigné possible d’un original
à jamais perdu, de s'appuyer sur une étude comparative des différentes
versions, et de ne jamais prendre pour argent comptant les publications de ces
œuvres par le Département des Beaux-Art : elle sont, dans l'immense
majorité des cas, faites à partir d'une seule version, dont il a été décidé, il
y a souvent fort longtemps, qu'elle est la meilleure. Les variantes y sont
rarement données en bas de page, et si l'on en trouve mentions, elles ne sont
jamais exhaustives. Cette étude comparative sera souvent très difficile : en
effet, les différentes versions manuscrites des textes littéraires classiques
conservées à la Bibliothèque Nationale de Bangkok ne sont pas toutes, loin de
là, microfilmées ou microfichées, encore moins numérisées, et l’on imagine sans
peine les obstacles légitimes que rencontre un chercheur qui souhaite accéder à
des textes dont j’ai précédemment souligné la fragilité.
J'évoquerai aussi, pour mémoire,
l'instabilité de l'orthographe siamoise qui, jusqu'à une période récente
n'était en aucune façon fixée : il suffit de jeter un œil sur un des premiers
dictionnaires siamois, publié dans les années 1830 par Caswell pour s'en
convaincre ; des mots encore vivants de nos jours - pourtant d'origine
sanskrite et dont l'alphabet siamois permet une translittération fidèle - y
sont donnés dans une orthographe si fantaisiste qu'il faut souvent se rapporter
à la définition de leur sens pour les identifier... De plus, le caractère
monosyllabique du siamois entraîne de tels mots à une réduction qui ajoute
encore à la confusion en créant de nombreux homophones que seule une orthographe
précise, parce qu’étymologique, permet de différencier (vous vous souviendrez
de ce que je disais dans ma “Présentation de la langue siamoise”). On imagine
sans peine la confusion qui peut résulter d'une orthographe aussi fluctuante
lors de la lecture et de la compréhension des manuscrits anciens...
Ce problème de la fiabilité des
textes littéraires classiques a été aggravé par les séquelles catastrophiques
des guerres qui ont opposé Siamois et Birmans et qui se sont achevées par la
prise d'Ayudhya, alors capitale du royaume de Siam, en 1767. Quelles que soient
les responsabilités des vainqueurs et des vaincus dans l'incendie qui a réduit
la ville en cendres - les Siamois accusant les Birmans d'avoir allumé des
foyers dans les temples pour faire fondre l'or des statues du Bouddha, tandis
que certains historiens refusent de préciser la nationalité des pillards
incendiaires – le résultat fut que les bibliothèques et tout ce qu'elles
contenaient devinrent la proie des flammes ; or, l'entretien de ces équipes de
scribes que j’ai évoquées précédemment ne pouvant être que le fait du monarque
et des Grands, la mémoire littéraire du Siam étaient presque complètement
concentrée dans Ayudhya : ainsi se sont envolés en fumée quatre siècles de
poésie siamoise, dans un désastre dont les contemporains furent bien entendu
conscients
L'indépendance siamoise fut recouvrée
rapidement et, sous l'impulsion du roi Taksin (1767-1782) d'abord, puis, à
partir de 1782, des premiers monarques de la dynastie Chakri, on s'employa à
recollecter et surtout à reconstituer les textes qui avaient été détruits en
s'appuyant sur les fragments sauvés et surtout sur la mémoire des survivants.
On imagine en conséquence les altérations - et les omissions - dès lors subies
par les textes ainsi restitués. C'est la raison pour laquelle les textes
littéraires antérieurs à la chute d'Ayudhya sont plus que sujets à caution. Un
seul exemple permet de se rendre compte du peu de crédibilité que l'on doit
accorder aux versions qui nous sont parvenues : l'édition du Poème de la défaite des Thaï du nord,
ouvrage épique datant sans doute du début du XVIe siècle, réalisée par le
Département des Beaux-arts, mentionne devant une des strophes, suivant en cela
certains des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, "on dit que les
strophes qui suivent furent composées par Phraya Trang".
Cet auteur, qui vécut à la fin du
XVIIIIe siècle et dans le premier quart du XIXe, fait partie des
"restaurateurs" de la littérature ancienne : on lui doit par exemple
un recueil, Œuvres des poètes anciens,
où il a rassemblé une série de quatrains attribués à divers auteurs des deux
siècles précédents. Il s'est aussi attaché
à faire revivre certains genres classiques, comme les “poèmes de séparation”, auxquels
j’ai consacré un ouvrage il y a quelques années. Or, si les manuscrits dont j”ai
parlé mentionnent des strophes qu'il aurait composées, il n'est pas impossible
que, dans l'ensemble du Poème de
la défaite des Thaï du nord, d'autres quatrains soient tout aussi apocryphes ; mais il
est impossible de les identifier et on voit bien les conséquences que cela
implique sur l'étude du texte qui nous est parvenu.
Cependant, vous direz-vous, le
style d'un auteur du début du XIXe siècle devrait être aisément identifiable
dans un poème plus vieux de trois cents ans : nous touchons là une autre raison
de la difficulté d'entreprendre l’étude d'une œuvre littéraire siamoise. En
effet, un écrivain classique se devait d'apprendre son art à partir des œuvres
anciennes et donc de maîtriser style et vocabulaire archaïques ; le pastiche,
ou même la copie pure et simple ne sont pas dédaignés, mais au contraire très prisés.
C'est ainsi qu'un texte du XIXe siècle, le Poème
de séparation de Narin, qui aurait été composé, selon la tradition, par un fénommé
Narin Thibet, semble souvent la démarque fidèle de la Lamentation de Siprat, sans doute plus vieux de trois siècles et
demi ; même, la valeur poétique reconnue par les historiens de la
littérature à cet ouvrage ne l'est qu'en référence au texte qui l'a inspiré. Je
pourrais, dans la synchronie, évoquer d’autres cas : le plus grand poète
du XIXe siècle, Sunthon Phu, a eu de nombreux disciples qui l'ont si bien suivi
dans son style que certaines de leurs œuvres lui ont été attribuées et qu'il est
quasiment impossible, pour qui ne s'attacherait qu'à l'étude de la forme, de
décider qui a composé quoi !
Je suis ici passés des problèmes
de datation à ceux de l'attribution. Ceux-ci sont éminemment complexes puisque
les auteurs supposés se voient souvent accorder la paternité d'une œuvre par la
tradition uniquement. Ainsi, l'Histoire littéraire siamoise – dans laquelle les
monarques semblent jouer un grand rôle en qualité d'écrivains – qualifie
certaines œuvres soit de Kham Luang,
textes royaux, soit de Phra Racha Niphon,
œuvres composées par un monarque. Pour le premier type d'ouvrages, les
définitions sont suffisamment strictes, tant à cause de la forme (combinaison
obligatoire de tous les types poétiques existant dans la versification
siamoise), de l'auteur (un roi ou un prince royal) que du fond (ouvrage à
caractère religieux ou moral), pour qu'ils soient rarissimes. On en compte
seulement quatre : La grande vie,
version siamoise du Vessantara Jâtaka, qui serait due au roi
Boromotraylokanat (1448-1488) mais qui n'a sans doute été que composé sur son
ordre, le Sutra de Nandapananda et Légende de Malaya, que composa Chao Fa
Thammathibet (1705-1746), fils du roi Boromakot (1732-1758), et enfin le Phra Nala, que rédigea le roi Rama VI
(1910-1925) au début du XXe siècle.
Les Phra Racha Niphon, quant à eux, sont beaucoup plus nombreux ; ils
posent cependant et de la même manière, un problème important au point de vue
de leur attribution, la définition de ce type d'ouvrages étant très floue.
C'est ainsi qu'un Phra Racha Niphon
peut d'abord être de la seule main du monarque ; c'est peut-être le cas le plus
fréquent, mais sauf pour la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe,
où nous avons accès aux originaux, rien n'est moins sûr ; si une pièce de
théâtre du roi Rama VI est aisément vérifiable, un ouvrage attribué à l'un de
ses lointains prédécesseurs ne peut guère l'être de la même manière. Peut être
ensuite ainsi qualifié un ouvrage collectif composé soit à l'instigation du
monarque, soit avec l'aide et la collaboration d'un collectif d’écrivains. On
sait par exemple que le Sepha Khun Chang
Khun Phaen, adaptation littéraire d'une épopée populaire du centre de la
Thaïlande, fut composé par le roi Rama II (1809-1824) avec tout un aréopage de poètes, dont son
fils, le futur Rama III (1824-1851), et le fameux Sunthon Phu ; on ignore
cependant quel passage est de la plume de l'un ou de l'autre. Il est enfin
évident qu'un Phra Racha Niphon,
lorsqu'il n'est qu'un ouvrage composé sur l'ordre d'un monarque, ou qu'il lui a
été dédié, verra le nom de son auteur bien vite oublié au profit de celui du
roi…
Enfin, si par chance le nom de
l'auteur (en prenant en compte les restrictions que je viens de faire à cette
notion dans la littérature classique siamoise) est mentionné dans le texte de
l'œuvre, ce qui arrive parfois, soit au début, dans une sorte de strophe mise
en épigraphe (elle est appelée Bot Ban
Phanaek - Strophe de présentation),
soit à la fin, sous cette forme d'acrostiche syllabique que la versification
siamoise appelle Krathu, ou enfin
dans le corps du poème, le nom pouvant être utilisé en siamois comme ce que je
préfère appeler ‘référent personnel” que “pronom”, la précision est rarement
utile. Il faut en effet rappeler que les patronymes n'existent en Thaïlande que
depuis le début du XXe siècle et que, jusqu'alors, les Siamois portaient un
seul “prénom”, essentiellement monosyllabique. On imagine alors et sans peine
la difficulté qu'il peut y avoir à définir qui pouvait bien être la personne
ainsi désignée. D'autres auteurs, les plus nombreux, étaient des membres de la
hiérarchie administrative, soit civile, soit militaire, et portaient en
conséquence un titre correspondant à leur fonction : ces titres étaient fixés
par un texte datant de la fin du XVe siècle et furent bien sûr portés pendant
des centaines d’années par des dizaines de personnes ; de plus, un même poète,
au cours de sa carrière, pouvait évidemment occuper des postes successifs et
par conséquent porter différents titres... Ce n’est que pendant la période de
Bangkok, c’est-à-dire depuis 1782, que l’habitude de donner également le
prénom, puis lorsque les noms patronymiques furent introduits au Siam, le nom
de famille après le titre de noblesse administrative ou militaire a été prise.
Seuls les noms de princes, parce qu'ils sont spécifiques et parfois aisément
retrouvés dans les Chroniques royales,
peuvent permettre une identification quasiment certaine de l'auteur : c'est ce
qui se passe, par exemple, avec Chao Fa Thammathibet, que j’ai évoqué
précédemment, qui signe nombre de ses ouvrages d’une ou plusieurs strophes qui
précisent, sous forme d'acrostiche, son nom et son titre princier.
Pour ce qui est des autres œuvres, il
est rare d’identifier tant leur datation que leur auteur. On en est souvent
réduit à un long travail de recherche, consistant à rassembler les éléments
épars qui peuvent, dans le corps d'un texte, apporter quelques indices : traces
d'orthographe archaïque éventuellement retrouvées dans une des versions manuscrites
qui subsistent, références à tel ou tel fait historique identifiable de façon
plus ou moins certaine par dans les Chroniques royales, allusions
géographiques que l'histoire des toponymes thaïlandais relie à telle ou telle
période plus ou moins précise, etc. Tous ces indices permettent, parfois,
d'élaborer des hypothèses plus ou moins plausibles, mais qui demeurent, de
toutes façons, sujettes à caution.
Vous comprenez donc pourquoi une
véritable Histoire de la littérature classique siamoise n’est toujours pas
écrite : il existe bien sûr des manuels à l’usage des lycéens et des étudiants
qui ne craignent pas de porter un tel titre, mais ce ne sont le plus souvent
que des compilations de datations et d’attributions traditionnelles, qui ne se
basent que rarement sur des faits abérés. C’est la raison pour lquelle les
études thématiques et formelles sont manifestement à privilégier.
Merci pour les informations très intéressantes.
RépondreSupprimerJe suis à la recherche des traits de l’auteur Suphon Phu et son œuvre “Khun Chang KhunPhaen” pour ma thèse. Est-ce vous pouvez me fournir le source en ligne ou le lien de cet oeuvre en français? (Si vous le connaissez aucune. Merci en avance !