jeudi 13 octobre 2016

GEORGE CŒDES ET LES "LANGUES ORIENTALES"

Je voudrais aujourd'hui rendre hommage à un homme extraordinaire, à un savant unanimement reconnu, non pas en rappelant uniquement l'ampleur de ses travaux mais en disant ce dont, de nos jours encore, l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales, dans les études portant sur le Sud-est asiatique, lui demeure redevable.

                                George Cœdès dans son bureau à Angkor

La place que les "Langues Orientales", notre vénérable institution vieille aujourd'hui de plus de deux siècles, jouent dans la carrière de George Cœdès, et celle de George Cœdès dans cette même école sont à bien des égards paradoxales. En effet, s'il a fait l'essentiel de sa carrière en dehors de la rue de Lille, où jamais il n'est intervenu autrement que comme de chargé de cours, il a cependant exercé une très grande influence sur l'évolution et le développement de certains enseignements, ce que je vais tenter d'expliquer brièvement ici.

         George Cœdès est né le 10 août 1886 à Paris dans une famille de bonne bourgeoisie, puisque son père était agent de change et que son grand-père, peintre portraitiste, jouissait d'une certaine réputation. Après de bonnes études au lycée Carnot, de 1895 à 1903, il partit pour Berlin où il a étudié l'allemand. Licencié d'allemand et diplômé d'études supérieures dans cette même langue, il fut professeur au lycée Condorcet jusqu’en 1909, date où il partit faire son service militaire. C'est cependant dès ses années de lycéen et d'étudiant qu'il commença à s'intéresser aux langues orientales et à l'histoire ancienne de l'Asie. Cette passion l'amena très tôt à suivre les cours des plus grands orientalistes de l'époque, tels Sylvain Lévi, Louis Finot ou Alfred Fouché : toute sa vie, Cœdès, qui devait à son tour devenir un des chercheurs français les plus respectés sur l'Asie du Sud-est, devait les considérer comme ses vrais maîtres. C'est dès cette période que son intérêt - et ses compétences - pour l'épigraphie se manifeste par la publication dans le Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, alors qu'il n'a que 19 ans, en 1904, d'une édition d'une inscription en sanskrit et en khmer qu'il date de 639. Diplômé de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (Sciences religieuses) en 1911, il est nommé pensionnaire de l'Ecole Française d'Extrême-Orient et il part pour l'Asie du Sud-est. De 1918 à 1929, alors qu'il a abandonné l'Ecole, il fait la carrière que l'on sait au Siam, d'abord comme conservateur de la Bibliothèque Nationale, puis comme Secrétaire-Général de l'Institut royal des Lettres, d'Archéologie et des Beaux-arts. Revenu à l'Ecole Française d'Extrême-Orient en 1929, il y demeurera jusqu'à sa retraite, en 1947. Mais sa carrière ne s'arrêtera pas là, puisqu'il enseignera à l'Ecole Nationale des Langues et Civilisations Orientales pendant encore 13 ans, jusqu’en 1960.

         Les archives de l'l'Ecole Nationale des Langues et Civilisations Orientales ne permettent pas de savoir si George Cœdès a suivi les cours d'Edouard Lorgeou, qui fut le premier titulaire de la chaire de siamois, de 1899 à 1925 ; il est en tous cas avéré que, contrairement à Robert Lingat, qui enseignera de 1956 à 1967, il n'a pas obtenu le moindre diplôme de siamois. Il n'est cependant pas exclu qu'il ait été quelques temps auditeur libre. Mais comme de nombreux enseignants de notre Ecole à l'époque, il n'avait pas besoin de diplômes pour prouver sa valeur : s'intéressant à des domaines linguistiques ou culturels alors peu étudiés en France, ces hommes avaient acquis leurs connaissances sur le terrain ; c'est ce que notait Jean Deny, alors son Administrateur, dans la présentation générale qu'il rédigea pour le cent-cinquantenaire de l'Ecole : "De même qu'au Collège de France, il n'est exigé, en principe, des candidats au titre de professeur aucun titre spécial. Cette latitude est due à la nature et à la rareté de certaines disciplines enseignées dans ces établissements (Pelliot n'était pas docteur)". Ce fut le cas d'Edouard Lorgeou, qui fut nommé professeur après avoir passé 14 ans à Bangkok, ou de Robert Lingat à qui fut confiée la charge de cours après 17 années au Siam. C'est dans cet état d'esprit, et en application d'une telle politique, que George Cœdès apporta sa collaboration aux enseignements de l'Ecole Nationale des Langues Orientales, de 1928 à 1929, puis de 1947 à 1960. Ce sont donc des compétences fondées sur une expérience doublée d'une recherche constante que George Cœdès nous a apportées.

         On peut se demander pourquoi la présence de George Cœdès dans les enseignements des Langues Orientales s'est manifestée par deux périodes totalement inégales, et surtout pourquoi il n'a jamais été nommé professeur. L'explication d'un tel état de fait tient à l'histoire de l'enseignement du siamois ainsi qu'aux intérêts scientifiques de ce chercheur. C'est en 1872 que des cours libres de siamois furent ouverts, et un poste de correspondant pour l'enseignement de cette langue fut créé pour un certain Garnier, lui aussi Consul de France à Bangkok. Les cours n'étaient alors qu'épisodiques, à l'occasion des séjours du titulaire en France. On sait - nous le rappelions précédemment - que la chaire de siamois fut créée en 1899 pour Edouard Lorgeou qui s'y dévoua totalement jusqu'à sa mort, en 1925 : tout était alors à créer, puisque n'existait alors, en français, que le Dictionarium linguæ thai, thaï latin français anglais, qu'avait auparavant rédigé monseigneur Pallegoix en 1854 ; le premier titulaire de la chaire composa donc sa Grammaire siamoise et mit sur pied un cursus complet (trois années d'enseignement) que suivirent, toujours selon les archives de l"Ecole, 40 personnes, parmi lesquelles des personnalités fort connues de l'orientalisme français du XXe siècle, comme Paul Mus. A la mort d'Edouard Lorgeou[i], la chaire de siamois ne fut pas pourvue. On peut se demander pourquoi, puisque en 1947, soit 22 ans après la disparition de son premier titulaire et juste avant que George Cœdès ne revienne d'Asie après sa retraite de Directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, sur l'affiche annonçant les cours de siamois, le poste de professeur est toujours présent, mais sans être affecté. Il faudra attendre 1985 pour qu'un second professeur soit enfin nommé, Jacqueline de Fels (1924-1986), qui reste mon maître vénéré.

         Cet état de fait s'explique, semble-t-il, par les statuts spécifiques de l'Ecole : les professeurs ne pouvaient alors n'être que de nationalité française, et tous ceux qui possédaient les titres ou les connaissances qui leur eussent permis de prendre possession de la chaire de siamois, dont d'ailleurs George Cœdès faisait partie, occupaient tous des postes importants au Siam ou dans l'Indochine française. L'administrateur de l'Ecole se contenta donc de demander aux Siamois qui assuraient les répétitions de prendre la responsabilité d'une charge de cours dans cette langue, et de profiter des congés des siamisants français en métropole pour les inviter à donner des cours. C'est ainsi que qu'en 1925-1926 Eugène Laydeker, diplômé en 1906 et alors conseiller du Gouvernement siamois, assura les enseignements, qu'en 1927, ce fut Michel Bréal, diplômé en 1921 et professeur à l'Université Chulalongkorn et que, de 1927 à 1928, ce fut Jean Burnay, Conseiller juridique du Gouvernement siamois. C'est dans le cadre d'une telle politique d'enseignement, qui appelait certes les meilleurs spécialistes de la langue mais ne pouvait guère assurer un développement satisfaisant des études siamoises à cause d'une discontinuité constante dans les méthodes, que George Cœdès, avant de prendre son poste de Directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, fit son premier séjour à l'Ecole des Langues Orientales, en 1928-1929. Nous n'avons, sur la teneur des enseignements de langue qu'il donna pendant cette période, aucun renseignement. Je n'ai trouvé, dans le dossier personnel de George Cœdès concernant ce premier séjour à l'Ecole, que des courriers échangés avec Paul Boyer, alors administrateur, concernant soit une demande d'appui pour sa promotion dans l'ordre de la Légion d'Honneur, soit des contestations sans fin à propos des indemnités qui lui étaient dues pour les enseignements assurés cette même année.

         Pourtant, et si je n'ai rien trouvé rsur ce que fit alors George Cœdès en tant qu'enseignant, je ne peux pas réduire ce séjour de 1928-1929 à quelques lettres ne concernant, somme toute, que des problèmes d'intendance. Les obligations professionnelles et scientifiques qui le retinrent en Asie du Sud-Est pendant presque 30 ans l'ont sans doute empêché d'accepter la chaire que Paul Boyer aurait bien voulu lui voir attribuée, mais toutes ses actions, dès 1927 et jusqu'en 1948, montrent à quel point George Cœdès considérait qu'il était essentiel, et même urgent, de nommer un professeur de siamois. Une telle attitude traduit manifestement l'importance qu'il attachait à la langue et à la culture siamoises. C'est ainsi, dès 1927, alors qu'il est Secrétaire-Général de l'Institut royal des Lettres, d'Archéologie et des Beaux-Arts du Siam, il insiste de façon très intense pour que Jean Burnay soit nommé professeur : il semble en effet apprécier grandement l'impulsion donnée aux études siamoises par cet homme encore jeune (Jean Burnay est né en 1899) et qui s'est, entre autres, traduite quelques années plus tard par la rédaction et la publication d'un recueil de textes siamois qui sera d'ailleurs utilisé par la section de siamois jusqu'au milieu des années 1970. L'appui apporté à cette nomination ne fut malheureusement pas suivi d'effets, puisque Jean Burnay, revenu assurer une année d'enseignement en 1932-1933, repartit pour le Siam sans accorder plus d'intérêt à son éventuelle affectation dans la chaire de siamois.

         Cette volonté clairement exprimée par George Cœdès de voir les enseignements de siamois pérennisés par un professeur qui fût réellement présent et le digne successeur d'Edouard Lorgeou, trois ans après la mort de ce dernier, n'est par ailleurs pas passagère. En 1948, alors qu'était célébré le cent-cinquantenaire des Langues Orientales, et qu'il fut chargé par Jean Deny de rédiger la notice de présentation de la langue siamoise, il écrivait : "Il est souhaitable que les circonstance permettent de rétablir la chaire magistrale que mérite le siamois, tant en vertu de son importance politique que de son intérêt linguistique. Seul de tous les états indochinois, le Siam a su garder son indépendance à travers toute la période coloniale du XIXe siècle, et la France y possède une légation et plusieurs consulats. Sa frontière commune avec l'Indochine française lui confère pour les intérêts français en Extrême-Orient une importance toute spéciale. Au point de vue linguistique, le siamois, langue isolante douée d'un riche système de tons, est la mieux connue et la plus évoluée des langues de la famille t'ai. Pour l'étude comparative de cette famille, le siamois est particulièrement utile parce que c'est le seul qui soit attesté à date ancienne par des documents écrits (...)". Il poursuivra de manière constante cette lutte pour que la chaire de siamois soit enfin pourvue d'un titulaire : lorsqu'en 1948, il revient en France, il assure certes ses enseignements de siamois, mais il se décharge de la majorité de ses cours sur Robert Lingat, dès que celui-ci, après avoir passé 17 ans en Thaïlande et occupé une chaire de droit à l'Université de Hanoi de 1941 à 1955, revient à Paris : cette attitude de George Cœdès se place, à mon avis, dans la droite ligne de la politique volontariste d'enseignement du siamois qu'il avait exposée dès 1928 : appréciant Robert Lingat dont il avait remarqué la connaissance de la langue et du pays, alors que tous deux séjournaient et travaillaient au Siam, il espérait, en lui confiant ces enseignements, que celui-ci, dont les titres et les compétences étaient unanimement reconnus, permettrait enfin de faire renaître la chaire de siamois. Or, si le nombre relatif d'étudiants que forma Robert Lingat est relativement faible (12 diplômés en 11 ans), et si la chaire ne lui fut jamais attribuée, il joua pourtant un rôle essentiel, celui qu'attendait sans doute de lui George Cœdès, préparer un avenir plus stable et plus radieux pour l'enseignement de cette langue : je citerai, parmi les étudiants qui suivirent ses cours, Annick Lévy, Directeur de Recherches au CNRS, Denys Lombard, aujourd'hui disparu, mais qui fut, comme George Cœdès, Directeur de l'Ecole Française Extrême-Orient, François Joyaux, aujourd'hui professeur d'histoire contemporaine de l'Asie du Sud-Est et surtout Jacqueline de Fels qui fut nommée, je l'ai déjç dit dit, professeur en 1985, soixante ans après la disparition d'Edouard Lorgeou...

         Ainsi, et si en fait George Cœdès n'aura été responsable du siamois aux Langues Orientales que durant neuf ans, force est néanmoins de constater que c'est par son enthousiasme, par l'intérêt constant qu'il a montré pour l'enseignement du siamois, que l'Institut National des Langues Orientales en est aujourd'hui, pour ce qui concerne cette langue, là où il en est : c'est grâce à une volonté jamais découragée que, finalement, et même si la chaire n'a été pourvue d'une titulaire que seize ans après sa mort que le siamois en est aujourd'hui là où il en est : plus de 250 diplômés, tous niveaux confondus, depuis 1985. Mais le rôle de George Cœdès dans l'évolution de l'Ecole est loin d'être circonscrit au développement des enseignements de siamois ; c'est le cas du cambodgien, qui n'apparut pourtant qu'en 1927 avec François Martini, par ailleurs diplômé de siamois, et qui assura quelques enseignements dans cette langue jusque en 1943 : il fut en 1947 nommé professeur de cambodgien grâce à l'appui tout aussi essentiel de celui qui nous intéresse ici. George Cœdès fut également de ceux qui ont appuyé, dès 1948, la mise en place de l'enseignement du laotien, initié par Marc Reinhorn.

         Pourtant, si je dois tenter de définir ici quel a été l'impact de George Cœdès sur l'évolution de notre Ecole au cours des soixante-dix dernières années, ce n'est pas vers les langues qu'il faut me tourner ; il connaissait, et très bien, le siamois dans les différentes étapes de son évolution, depuis la stèle du roi Rama Khamhæng, le khmer, depuis les premières stèles (n'oublions pas que son premier article, publié alors qu'il 'avait que 19 ans, portait sur une stèle de 639...), il maîtrisait aussi bien le sanskrit que le pali, mais nous savons tous que ces connaissances lui ont surtout été utiles pour fonder l'histoire ancienne de l'Asie du Sud-est. Je ne rappellerai que pour mémoire aussi bien les éditions et traductions de stèles khmères et siamoises que ces travaux de synthèse essentiels que sont Les états hindouisés d'Indochine et d'Indonésie et Les peuples de la péninsule indochinoise. Je souhaite par contre insister sur le rôle joué par George Cœdès dans l'établissement d'une véritable politique de l'enseignement des civilisations de l'Asie du Sud-est dans ce qui est aujourd'hui l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
        
S'il est vrai que notre vocation première est d'enseigner les "langues orientales vivantes, d'une utilité reconnue pour la politique et le commerce", la nécessité d'apporter aux élèves des connaissances sur la culture et la civilisation des pays parlant ces mêmes langues, l'initiation dans ces domaines fut longtemps confiée aux enseignants de langue. Je remarque par exemple que ce n'est qu'en 1872 que fut créé, pour tous les cours concernant l'Extrême-Orient, un "cours complémentaire de géographie, histoire et législation" des états de cette zone ; il fut confié à Guillaume Pauthier qui, après une carrière militaire en Europe, était passé de la poésie à l'étude, autant solitaire que théorique, du chinois : lors de sa leçon inaugurale du 16 janvier 1873, il affirmait n'avoir jamais mis les pieds dans les pays dont il devait parler, et s'appuyer, entre autres, sur le Livre des merveilles de Marco Polo ! Cette situation ne dura pas longtemps, et apparurent, entre 1873 et 1879, quelques cours aussi libres qu'intermittents donnés par Charles Ujfalvy, spécialiste de l'Asie centrale... On vit ensuite se succéder, parlant de l'Asie du Sud-est au titre d'une connaissance de l'Extrême-Orient essentiellement circonscrite à la Chine et/ou l'Inde, Henri Cordier (1881-1925), Marcel Granet (1925-1941) et René Grousset (1941-1952) ; Emmanuel Leroy-Gourhan avait aussi assuré quelques conférences consacrées essentiellement à son domaine de recherches, préhistoire et ethnologie. On imagine sans peine quelle fut la réaction de George Cœdès quand, de retour d'Asie du Sud-Est où il avait consacré plus de vingt-cinq ans à l'étude de l'histoire ancienne de la région, il se rendit compte que, pour l'ensemble des langues alors enseignées (annamite, malais, siamois, sans compter, bien entendu, le chinois et le japonais), René Grousset donnait une heure hebdomadaire sur les trois ans du cursus d'alors, avec les contenus suivants : notions de géographie, notions d'histoire ancienne, notions d'histoire moderne.

         Dans un tel contexte, et connaissant l'ensemble des travaux qu'avait menés George Cœdès pendant les quarante ans qui s'étaient écoulés depuis son départ vers l'Asie en 1911, je peux aisément comprendre qu'il ait préféré, dès que le retour de Robert Lingat le lui eut permis, se décharger des cours de siamois pour se consacrer à l'élaboration d'enseignements de civilisation propres à l'Asie du Sud-est. Bien évidemment, ces cours ont porté essentiellement sur l'histoire ancienne et, incidemment, sur la préhistoire ; mais l'impulsion donnée fut ici essentielle : c'est grâce à George Cœdès que toute l'approche des cultures de l'Asie du Sud-est a pu s'émanciper de la tutelle contre nature des spécialistes de la Chine et de l'Inde ; c'est grâce à lui que, de nos jours, un ensemble d'enseignements, souvent transversaux, pour tenir compte de la communauté culturelle de la région et pour donner aux étudiants des connaissances élargies à des domaines plus ou moins extérieurs, ont pu être mis en place et représenter un bon tiers des horaires obligatoires.

         Je voudrais pas terminer ce rapide aperçu du rôle, à mon avis déterminant, comme chacun l'aura compris, de George Cœdès aux Langues Orientales, tant dans le domaine des études siamoises que dans celui de l'initiation aux cultures de l'Asie du Sud-est, sans faire état de ce qu'il convient à l'évidence de définir comme les qualités propres au chercheur et à l'enseignant qu'il fut. Je me baserai pour cela sur les quelques témoignages que j'ai pu naguère recueillir auprès de ceux qui furent ses étudiants, mais aussi sur certaines réflexions qui me sont plus personnelles.

         Tous ceux que j'ai interrogés, de Pierre-Lucien Lamant, qui a été mon maître avant de devenir un ami, et qui suivit ses cours d'histoire, à Hugues de Dianoux de la Perrotine, qui commença ses études de siamois avec lui, m'ont dit à la fois l'exigence - presque l'intransigeance - de cet enseignant  : dur avec lui-même, il l'était manifestement avec ses étudiants, mais il savait aussi écouter, orienter, expliquer : il considérait que s'il n'était pas compris, c'est qu'il n'avait pas été clair dans son exposé ou ses explications. On imagine dès lors le caractère extraordinaire de cet homme qui, je le rappelle, avait posé les bases de ce qu'est aujourd'hui l'histoire ancienne de l'Asie du Sud-est : Siam et Cambodge d'abord, mais aussi Indonésie, Campa et Birmanie.

         Vous me permettrez, pour conclure cet hommage, quelques réflexions personnelles, et qui peuvent, peut-être, paraître brutales : je me place naturellement et uniquement sur ce qui est connu en Thaïlande, c'est-à-dire l'ensemble des recherches et des traductions que George Cœdès a consacrées aux stèles de Sukhothay. J'ai entendu, depuis bientôt quarante-cinq ans que je travaille sur la langue, la culture et la littérature siamoises, bien des critiques concernant ce que ce grand homme a pu faire ; or, j'ai, sur ce point, deux choses à affirmer ; la première vient, une fois de plus des témoignages de ceux qui l'ont connu et ont eu le privilège d'être de ses étudiants : jusqu'à son dernier souffle, George Cœdès a repris, remanié, corrigé, aussi bien ses travaux de synthèse que ses traductions, ne se satisfaisant jamais d'un texte pourtant publié à de nombreuses reprises ; la seconde, c'est que ceux d'être nous qui, aujourd'hui, ne se gênent pas toujours pour émettre des jugements négatifs sur une lecture erronée de telle ou telle lettre dans telle ou telle stèle devraient se souvenir que plus de 90% du déchiffrement et de l'interprétation opérés par George Cœdès sont corrects : que seraient-ils, eux qui critiquent, sans celui qu'ils se permettent de critiquer, au lieu, par respect pour son travail de pionnier, de vouloir, et seulement, l'améliorer.

Une seule phrase me permettra de conclure : outre tout ce que nous devons à George Cœdès dans le développement des études siamoises et dans l'instauration d'un réel cursus de civilisations de l'Asie du Sud-est, nous devons nous souvenir qu'il a montré, jusqu'à sa mort, ce qui est la qualité essentielle d'un chercheur, la modestie.





[i] En 1925, Edouard Lorgeou, alors âgé de 77 ans, demande à faire valoir ses droits à la retraite ; il assume cependant la rentrée en attendant qu'un successeur lui soit donné. Se rendant à la rue de Lille pour y assurer ses cours, il est renversé par une voiture à cheval et meurt le 27 décembre. Sur son lit d'hôpital, il écrivait à l'Administrateur de l'Ecole de bien vouloir l'excuser auprès de ses élèves de ce fâcheux contretemps... (Archives de l'INALCO).





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