Je voudrais aujourd'hui rendre
hommage à un homme extraordinaire, à un savant unanimement reconnu, non pas en
rappelant uniquement l'ampleur de ses travaux mais en disant ce dont, de nos
jours encore, l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales, dans
les études portant sur le Sud-est asiatique, lui demeure redevable.
La place
que les "Langues Orientales", notre vénérable institution vieille
aujourd'hui de plus de deux siècles, jouent dans la carrière de George Cœdès,
et celle de George Cœdès dans cette même école sont à bien des égards
paradoxales. En effet, s'il a fait l'essentiel de sa carrière en dehors de la
rue de Lille, où jamais il n'est intervenu autrement que comme de chargé de
cours, il a cependant exercé une très grande influence sur l'évolution et le
développement de certains enseignements, ce que je vais tenter d'expliquer brièvement ici.
George Cœdès est né le 10 août 1886 à Paris dans une famille de bonne bourgeoisie, puisque son père était agent de change et que son
grand-père, peintre portraitiste, jouissait d'une certaine réputation. Après de
bonnes études au lycée Carnot, de 1895 à 1903, il partit pour Berlin où il a étudié l'allemand. Licencié d'allemand et diplômé d'études supérieures dans
cette même langue, il fut professeur au lycée Condorcet jusqu’en 1909, date où il partit faire son service militaire. C'est cependant dès ses années de
lycéen et d'étudiant qu'il commença à s'intéresser aux langues orientales et à
l'histoire ancienne de l'Asie. Cette passion l'amena très tôt à suivre les
cours des plus grands orientalistes de l'époque, tels Sylvain Lévi, Louis Finot
ou Alfred Fouché : toute sa vie, Cœdès, qui devait à son tour devenir un des
chercheurs français les plus respectés sur l'Asie du Sud-est, devait les
considérer comme ses vrais maîtres. C'est dès cette période que son intérêt -
et ses compétences - pour l'épigraphie se manifeste par la publication dans le
Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, alors qu'il n'a que 19 ans, en
1904, d'une édition d'une inscription en sanskrit et en khmer qu'il date de 639.
Diplômé de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (Sciences religieuses) en 1911,
il est nommé pensionnaire de l'Ecole Française d'Extrême-Orient et il part pour
l'Asie du Sud-est. De 1918 à 1929, alors qu'il a abandonné l'Ecole, il fait la
carrière que l'on sait au Siam, d'abord comme conservateur de la Bibliothèque
Nationale, puis comme Secrétaire-Général de l'Institut royal des Lettres,
d'Archéologie et des Beaux-arts. Revenu à l'Ecole Française d'Extrême-Orient en
1929, il y demeurera jusqu'à sa retraite, en 1947. Mais sa carrière ne
s'arrêtera pas là, puisqu'il enseignera à l'Ecole Nationale des Langues et
Civilisations Orientales pendant encore 13 ans, jusqu’en 1960.
Les
archives de l'l'Ecole Nationale des Langues et Civilisations Orientales ne permettent pas de savoir si George Cœdès
a suivi les cours d'Edouard Lorgeou, qui fut le premier titulaire de la
chaire de siamois, de 1899 à 1925 ; il est en tous cas avéré que,
contrairement à Robert Lingat, qui enseignera de 1956 à 1967, il n'a pas obtenu
le moindre diplôme de siamois. Il n'est cependant pas exclu qu'il ait été
quelques temps auditeur libre. Mais comme de nombreux enseignants de notre Ecole à l'époque, il n'avait pas besoin de diplômes pour
prouver sa valeur : s'intéressant à des domaines linguistiques ou culturels
alors peu étudiés en France, ces hommes avaient acquis leurs connaissances sur
le terrain ; c'est ce que notait Jean Deny, alors son Administrateur, dans la présentation générale qu'il rédigea pour le
cent-cinquantenaire de l'Ecole : "De même qu'au
Collège de France, il n'est exigé, en principe, des candidats au titre de professeur
aucun titre spécial. Cette latitude est due à la nature et à la rareté de
certaines disciplines enseignées dans ces établissements (Pelliot n'était pas
docteur)". Ce fut le cas d'Edouard Lorgeou, qui fut nommé professeur après
avoir passé 14 ans à Bangkok, ou de Robert Lingat à qui fut confiée la charge
de cours après 17 années au Siam. C'est dans cet état d'esprit, et en
application d'une telle politique, que George Cœdès apporta sa collaboration
aux enseignements de l'Ecole Nationale des Langues Orientales, de 1928 à 1929,
puis de 1947 à 1960. Ce sont donc des compétences fondées sur une expérience
doublée d'une recherche constante que George Cœdès nous a apportées.
On
peut se demander pourquoi la présence de George Cœdès dans les enseignements
des Langues Orientales s'est manifestée par deux périodes totalement inégales,
et surtout pourquoi il n'a jamais été nommé professeur. L'explication d'un tel
état de fait tient à l'histoire de l'enseignement du siamois ainsi
qu'aux intérêts scientifiques de ce chercheur. C'est en 1872 que des cours
libres de siamois furent ouverts, et un poste de correspondant pour
l'enseignement de cette langue fut créé pour un certain Garnier, lui aussi Consul de
France à Bangkok. Les cours n'étaient alors qu'épisodiques, à l'occasion des
séjours du titulaire en France. On sait - nous le rappelions précédemment - que
la chaire de siamois fut créée en 1899 pour Edouard Lorgeou qui s'y dévoua
totalement jusqu'à sa mort, en 1925 : tout était alors à créer, puisque n'existait
alors, en français, que le Dictionarium
linguæ thai, thaï latin français anglais, qu'avait auparavant rédigé
monseigneur Pallegoix en 1854 ; le premier titulaire de la chaire composa
donc sa Grammaire siamoise et mit sur
pied un cursus complet (trois années d'enseignement) que suivirent, toujours
selon les archives de l"Ecole, 40 personnes, parmi lesquelles des
personnalités fort connues de l'orientalisme français du XXe siècle, comme Paul
Mus. A la mort d'Edouard Lorgeou[i], la chaire de siamois ne fut
pas pourvue. On peut se demander pourquoi, puisque en 1947, soit 22 ans après
la disparition de son premier titulaire et juste avant que George Cœdès ne
revienne d'Asie après sa retraite de Directeur de l'Ecole Française
d'Extrême-Orient, sur l'affiche annonçant les cours de siamois, le poste de
professeur est toujours présent, mais sans être affecté. Il faudra attendre
1985 pour qu'un second professeur soit enfin nommé, Jacqueline de Fels (1924-1986), qui reste mon maître vénéré.
Cet état de fait s'explique, semble-t-il, par les statuts spécifiques de
l'Ecole : les professeurs ne pouvaient alors n'être que de nationalité
française, et tous ceux qui possédaient les titres ou les connaissances qui
leur eussent permis de prendre possession de la chaire de siamois, dont
d'ailleurs George Cœdès faisait partie, occupaient tous des postes importants
au Siam ou dans l'Indochine française. L'administrateur de l'Ecole se contenta
donc de demander aux Siamois qui assuraient les répétitions de prendre la
responsabilité d'une charge de cours dans cette langue, et de profiter des
congés des siamisants français en métropole pour les inviter à donner des
cours. C'est ainsi que qu'en 1925-1926 Eugène Laydeker, diplômé en 1906 et
alors conseiller du Gouvernement siamois, assura les enseignements, qu'en 1927,
ce fut Michel Bréal, diplômé en 1921 et professeur à l'Université Chulalongkorn
et que, de 1927 à 1928, ce fut Jean Burnay, Conseiller juridique du
Gouvernement siamois. C'est dans le cadre d'une telle politique d'enseignement,
qui appelait certes les meilleurs spécialistes de la langue mais ne pouvait
guère assurer un développement satisfaisant des études siamoises à cause d'une
discontinuité constante dans les méthodes, que George Cœdès, avant de prendre
son poste de Directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, fit son premier
séjour à l'Ecole des Langues Orientales, en 1928-1929. Nous n'avons, sur la
teneur des enseignements de langue qu'il donna pendant cette période, aucun
renseignement. Je n'ai trouvé, dans le dossier personnel de George Cœdès
concernant ce premier séjour à l'Ecole, que des courriers échangés avec
Paul Boyer, alors administrateur, concernant soit une demande d'appui pour
sa promotion dans l'ordre de la Légion d'Honneur, soit des contestations sans
fin à propos des indemnités qui lui étaient dues pour les enseignements assurés
cette même année.
Pourtant,
et si je n'ai rien trouvé rsur ce que fit alors George Cœdès en tant
qu'enseignant, je ne peux pas réduire ce séjour de 1928-1929 à
quelques lettres ne concernant, somme toute, que des problèmes d'intendance.
Les obligations professionnelles et scientifiques qui le retinrent en Asie du
Sud-Est pendant presque 30 ans l'ont sans doute empêché d'accepter la chaire
que Paul Boyer aurait bien voulu lui voir attribuée, mais toutes ses actions,
dès 1927 et jusqu'en 1948, montrent à quel point George Cœdès considérait
qu'il était essentiel, et même urgent, de nommer un professeur de siamois. Une
telle attitude traduit manifestement l'importance qu'il attachait à la langue
et à la culture siamoises. C'est ainsi, dès 1927, alors qu'il est Secrétaire-Général de l'Institut royal des Lettres,
d'Archéologie et des Beaux-Arts du Siam, il insiste de façon très intense pour
que Jean Burnay soit nommé professeur : il semble en effet apprécier
grandement l'impulsion donnée aux études siamoises par cet homme encore jeune
(Jean Burnay est né en 1899) et qui s'est, entre autres, traduite quelques
années plus tard par la rédaction et la publication d'un recueil de textes
siamois qui sera d'ailleurs utilisé par la section de siamois jusqu'au milieu
des années 1970. L'appui apporté à cette nomination ne fut malheureusement pas
suivi d'effets, puisque Jean Burnay, revenu assurer une année d'enseignement en
1932-1933, repartit pour le Siam sans accorder plus d'intérêt à son éventuelle
affectation dans la chaire de siamois.
Cette
volonté clairement exprimée par George Cœdès de voir les enseignements de
siamois pérennisés par un professeur qui fût réellement présent et le digne
successeur d'Edouard Lorgeou, trois ans après la mort de ce dernier, n'est par
ailleurs pas passagère. En 1948, alors qu'était célébré le cent-cinquantenaire
des Langues Orientales, et qu'il fut chargé par Jean Deny de rédiger la notice
de présentation de la langue siamoise, il écrivait : "Il est souhaitable
que les circonstance permettent de rétablir la chaire magistrale que mérite le
siamois, tant en vertu de son importance politique que de son intérêt
linguistique. Seul de tous les états indochinois, le Siam a su garder son
indépendance à travers toute la période coloniale du XIXe siècle, et la France
y possède une légation et plusieurs consulats. Sa frontière commune avec
l'Indochine française lui confère pour les intérêts français en Extrême-Orient
une importance toute spéciale. Au point de vue linguistique, le siamois, langue
isolante douée d'un riche système de tons, est la mieux connue et la plus
évoluée des langues de la famille t'ai. Pour l'étude comparative de cette
famille, le siamois est particulièrement utile parce que c'est le seul qui soit
attesté à date ancienne par des documents écrits (...)". Il poursuivra de
manière constante cette lutte pour que la chaire de siamois soit enfin pourvue
d'un titulaire : lorsqu'en 1948, il revient en France, il assure certes ses
enseignements de siamois, mais il se décharge de la majorité de ses cours sur
Robert Lingat, dès que celui-ci, après avoir passé 17 ans en Thaïlande et
occupé une chaire de droit à l'Université de Hanoi de 1941 à 1955, revient à
Paris : cette attitude de George Cœdès se place, à mon avis,
dans la droite ligne de la politique volontariste d'enseignement du siamois
qu'il avait exposée dès 1928 : appréciant Robert Lingat dont il
avait remarqué la connaissance de la langue et du pays, alors que tous deux
séjournaient et travaillaient au Siam, il espérait, en lui confiant ces
enseignements, que celui-ci, dont les titres et les compétences étaient
unanimement reconnus, permettrait enfin de faire renaître la chaire de siamois.
Or, si le nombre relatif d'étudiants que forma Robert Lingat est relativement
faible (12 diplômés en 11 ans), et si la chaire ne lui fut jamais attribuée, il
joua pourtant un rôle essentiel, celui qu'attendait sans doute de lui George Cœdès,
préparer un avenir plus stable et plus radieux pour l'enseignement de cette
langue : je citerai, parmi les étudiants qui suivirent ses cours, Annick
Lévy, Directeur de Recherches au CNRS, Denys Lombard, aujourd'hui disparu, mais
qui fut, comme George Cœdès, Directeur de l'Ecole Française Extrême-Orient,
François Joyaux, aujourd'hui professeur d'histoire contemporaine de l'Asie du
Sud-Est et surtout Jacqueline de Fels qui fut nommée, je l'ai déjç dit dit,
professeur en 1985, soixante ans après la disparition d'Edouard Lorgeou...
Ainsi,
et si en fait George Cœdès n'aura été responsable du siamois aux
Langues Orientales que durant neuf ans, force est néanmoins de constater
que c'est par son enthousiasme, par l'intérêt constant qu'il a montré pour
l'enseignement du siamois, que l'Institut National des Langues Orientales en est aujourd'hui, pour ce qui
concerne cette langue, là où il en est : c'est grâce à une volonté jamais
découragée que, finalement, et même si la chaire n'a été pourvue d'une
titulaire que seize ans après sa mort que le siamois en est aujourd'hui là où
il en est : plus de 250 diplômés, tous niveaux confondus, depuis 1985. Mais le
rôle de George Cœdès dans l'évolution de l'Ecole est loin d'être
circonscrit au développement des enseignements de siamois ; c'est le cas
du cambodgien, qui n'apparut pourtant qu'en 1927 avec François Martini, par
ailleurs diplômé de siamois, et qui assura quelques enseignements dans cette
langue jusque en 1943 : il fut en 1947 nommé professeur de cambodgien grâce à
l'appui tout aussi essentiel de celui qui nous intéresse ici. George Cœdès fut également
de ceux qui ont appuyé, dès 1948, la mise en place de l'enseignement du
laotien, initié par Marc Reinhorn.
Pourtant,
si je dois tenter de définir ici quel a été l'impact de George Cœdès sur
l'évolution de notre Ecole au cours des soixante-dix dernières années, ce
n'est pas vers les langues qu'il faut me tourner ; il connaissait,
et très bien, le siamois dans les différentes étapes de son évolution, depuis la stèle du roi
Rama Khamhæng, le khmer, depuis les premières stèles (n'oublions pas que son
premier article, publié alors qu'il 'avait que 19 ans, portait sur une stèle de
639...), il maîtrisait aussi bien le sanskrit que le pali, mais nous
savons tous que ces connaissances lui ont surtout été utiles pour fonder
l'histoire ancienne de l'Asie du Sud-est. Je ne rappellerai que pour mémoire
aussi bien les éditions et traductions de stèles khmères et siamoises que ces travaux de
synthèse essentiels que sont Les états
hindouisés d'Indochine et d'Indonésie et Les peuples de la péninsule indochinoise. Je souhaite par contre
insister sur le rôle joué par George Cœdès dans l'établissement d'une
véritable politique de l'enseignement des civilisations de l'Asie du Sud-est
dans ce qui est aujourd'hui l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
S'il est
vrai que notre vocation première est d'enseigner les
"langues orientales vivantes, d'une utilité reconnue pour la politique et
le commerce", la nécessité d'apporter aux élèves des connaissances sur la
culture et la civilisation des pays parlant ces mêmes langues, l'initiation
dans ces domaines fut longtemps confiée aux enseignants de langue. Je remarque par exemple que ce n'est qu'en 1872 que fut créé, pour tous les
cours concernant l'Extrême-Orient, un "cours complémentaire de géographie,
histoire et législation" des états de cette zone ; il fut confié à
Guillaume Pauthier qui, après une carrière militaire en Europe, était passé de
la poésie à l'étude, autant solitaire que théorique, du chinois : lors de
sa leçon inaugurale du 16 janvier 1873, il affirmait n'avoir jamais mis les
pieds dans les pays dont il devait parler, et s'appuyer, entre autres, sur le Livre des merveilles de Marco Polo !
Cette situation ne dura pas longtemps, et apparurent, entre 1873 et 1879,
quelques cours aussi libres qu'intermittents donnés par Charles Ujfalvy,
spécialiste de l'Asie centrale... On vit ensuite se succéder, parlant de l'Asie
du Sud-est au titre d'une connaissance de l'Extrême-Orient essentiellement
circonscrite à la Chine et/ou l'Inde, Henri Cordier (1881-1925), Marcel Granet
(1925-1941) et René Grousset (1941-1952) ; Emmanuel Leroy-Gourhan avait
aussi assuré quelques conférences consacrées essentiellement à son domaine de
recherches, préhistoire et ethnologie. On imagine sans peine quelle fut la
réaction de George Cœdès quand, de retour d'Asie du Sud-Est où il avait
consacré plus de vingt-cinq ans à l'étude de l'histoire ancienne de la région,
il se rendit compte que, pour l'ensemble des langues alors enseignées
(annamite, malais, siamois, sans compter, bien entendu, le chinois et le
japonais), René Grousset donnait une heure hebdomadaire sur les trois ans du
cursus d'alors, avec les contenus suivants : notions de géographie,
notions d'histoire ancienne, notions d'histoire moderne.
Dans
un tel contexte, et connaissant l'ensemble des travaux qu'avait menés George Cœdès
pendant les quarante ans qui s'étaient écoulés depuis son départ vers l'Asie en
1911, je peux aisément comprendre qu'il ait préféré, dès que le retour de Robert
Lingat le lui eut permis, se décharger des cours de siamois pour se consacrer à
l'élaboration d'enseignements de civilisation propres à l'Asie du Sud-est. Bien
évidemment, ces cours ont porté essentiellement sur l'histoire ancienne et,
incidemment, sur la préhistoire ; mais l'impulsion donnée fut ici
essentielle : c'est grâce à George Cœdès que toute l'approche des cultures
de l'Asie du Sud-est a pu s'émanciper de la tutelle contre nature des
spécialistes de la Chine et de l'Inde ; c'est grâce à lui que, de nos
jours, un ensemble d'enseignements, souvent transversaux, pour tenir compte de
la communauté culturelle de la région et pour donner aux étudiants des
connaissances élargies à des domaines plus ou moins extérieurs, ont pu être mis
en place et représenter un bon tiers des horaires obligatoires.
Je voudrais pas terminer ce rapide aperçu du rôle, à mon avis déterminant,
comme chacun l'aura compris, de George Cœdès aux Langues Orientales, tant dans
le domaine des études siamoises que dans celui de l'initiation aux cultures de
l'Asie du Sud-est, sans faire état de ce qu'il convient à l'évidence de définir
comme les qualités propres au chercheur et à l'enseignant qu'il fut. Je me baserai pour cela sur les quelques témoignages que j'ai pu naguère recueillir
auprès de ceux qui furent ses étudiants, mais aussi sur certaines réflexions
qui me sont plus personnelles.
Tous
ceux que j'ai interrogés, de Pierre-Lucien Lamant, qui a été mon maître avant de devenir un ami, et qui suivit ses cours d'histoire, à Hugues de Dianoux de
la Perrotine, qui commença ses études de siamois avec lui, m'ont dit à la
fois l'exigence - presque l'intransigeance - de cet enseignant : dur avec
lui-même, il l'était manifestement avec ses étudiants, mais il savait aussi écouter,
orienter, expliquer : il considérait que s'il n'était pas compris, c'est
qu'il n'avait pas été clair dans son exposé ou ses explications. On imagine dès
lors le caractère extraordinaire de cet homme qui, je le rappelle, avait posé les bases de ce
qu'est aujourd'hui l'histoire ancienne de l'Asie du Sud-est : Siam et
Cambodge d'abord, mais aussi Indonésie, Campa et Birmanie.
Vous me permettrez, pour conclure cet hommage, quelques réflexions personnelles, et qui
peuvent, peut-être, paraître brutales : je me place naturellement et uniquement sur ce qui est connu en Thaïlande, c'est-à-dire l'ensemble des recherches et des
traductions que George Cœdès a consacrées aux stèles de Sukhothay. J'ai
entendu, depuis bientôt quarante-cinq ans que je travaille sur la langue, la culture
et la littérature siamoises, bien des critiques concernant ce que ce grand
homme a pu faire ; or, j'ai, sur ce point, deux choses à affirmer ;
la première vient, une fois de plus des témoignages de ceux qui l'ont connu et
ont eu le privilège d'être de ses étudiants : jusqu'à son dernier souffle,
George Cœdès a repris, remanié, corrigé, aussi bien ses travaux de synthèse que
ses traductions, ne se satisfaisant jamais d'un texte pourtant publié à de nombreuses
reprises ; la seconde, c'est que ceux d'être nous qui, aujourd'hui, ne se
gênent pas toujours pour émettre des jugements négatifs sur une lecture erronée
de telle ou telle lettre dans telle ou telle stèle devraient se souvenir que
plus de 90% du déchiffrement et de l'interprétation opérés par George Cœdès
sont corrects : que seraient-ils, eux qui critiquent, sans celui qu'ils se
permettent de critiquer, au lieu, par respect pour son travail de pionnier, de
vouloir, et seulement, l'améliorer.
Une seule
phrase me permettra de conclure : outre tout ce que nous devons à George
Cœdès dans le développement des études siamoises et dans l'instauration d'un
réel cursus de civilisations de l'Asie du Sud-est, nous devons nous souvenir
qu'il a montré, jusqu'à sa mort, ce qui est la qualité essentielle d'un
chercheur, la modestie.
[i] En 1925, Edouard Lorgeou, alors âgé de
77 ans, demande à faire valoir ses droits à la retraite ; il assume
cependant la rentrée en attendant qu'un successeur lui soit donné. Se rendant à
la rue de Lille pour y assurer ses cours, il est renversé par une voiture à
cheval et meurt le 27 décembre. Sur son lit d'hôpital, il écrivait à l'Administrateur
de l'Ecole de bien vouloir l'excuser auprès de ses élèves de ce fâcheux
contretemps... (Archives de l'INALCO).
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