jeudi 27 octobre 2016

NAOWARAT PHONGPHAÏBOOL "RIEN QU'UN FREMISSEMENT"



Tous les gens qui s’intéressent à la poésie thaïlandaise connaissent
évidemment Naowarat Phongphaïbool qui est, avec Angkhan
Kanlayanaphong, l’un des deux plus grands poètes contemporains.
Si son œuvre a beaucoup évolué depuis ses premiers poèmes,
je n’oublie pas qu’il a été, dans les années 70, un auteur engagé
d’une grande qualité. Je vous livre ici la traduction du poème
qui lui a apporté la notoriété.


RIEN QU'UN FREMISSEMENT

                  Le flottement de l'aile d'un aigle dans les rais du soleil
                  Suffit pour atténuer la chaleur des cieux.
                  Le tremblement imperceptible d'une simple feuille
                  Annonce qu'aujourd'hui le vent va tourner.

                  Un seul scintillement sur des ondes brillantes
                  Montre que c'est là de l'eau et non un miroir.
                  Un seul reflet de crainte qui traverse un regard,
                  Fait savoir qu'un cœur bat dans cette poitrine.

                  Les chaînes qui ferment une porte et que l'on secoue
                  Amplifient les sourds gémissements de la misère.
                  Une lueur fugitive et lointaine
                  Suffit à s'assurer qu'il demeure un chemin.

                  Le poing bandé du boxeur, inondé de sueur,
                  Est impatient du combat où il excelle.
                  Le lutteur s'essouffle et, chaque fois qu'il tombe,
                  Il est bon qu'il ait connu le goût de l'affrontement.

                  Les doigts qu'on devine remuant faiblement
                  Font apparaître une force ignorée,
                  Telles les herbes jaillissant des rochers qu'elles éclatent,
                  Et dont l'honneur alors vient briller à nos yeux.

                  Quarante années de vide sur le pays entier,
                  Quarante millions d'hommes qui n'ont jamais bougé,
                  La terre devenue sable, le bois devenu pierre :
                  Les yeux comme les cœurs dorment et se sont éteints.

                  L'oiseau dans le ciel ne voit pas le ciel,
                  Le poisson dans les eaux ne sait pas voir les eaux,
                  Le ver de terre ignore ce qu'est la terre,
                  Et l'asticot n'a pas d'yeux pour voir la pourriture.

                  Ainsi, la corruption est certitude,
                  Se développant sur l'immobilité de toutes choses;
                  Mais un jour, de la vase en putréfaction
                  Jaillit, pour notre émoi, une fleur de lotus.

                  Et voilà qu'alors apparaît le mouvement,
                  Ce n'est plus que beauté, et non le Mal.
                  C'est peut-être encore sombre, encore trouble, encore flou,
                  Mais le commencement est alors commencé.

                  Quand vient résonner la cloche du temple,
                  On sait que le jour saint est revenu.
                   Quand dans la campagne vient résonner un coup de fusil,
                  On sait que le peuple arrachera la victoire.

ESt-IL POSSIBLE DE DATER LE POEME DE SEPARATION DU PELERINAGE A HARIPHUNCHAY ?


J’ai, à plusieurs reprises, dans certains des articles que j’ai publiés, évoqué la datation d’un poème de séparation, le โคลงนิราศหริภุญชัย (que je traduis par “le Poème de separation du pélerinage à Hariphunchay”) ; je voudrais expliquer ici comment je suis arrivé à la conclusion qu’il a été composé en 1517 de l’ère chrétienne. Mes lecteurs non siamophones pourront trouver cet article un peu rébarbatif et je les prie de m’en excuser.


         Le Poème de separation du pélerinage à Hariphunchay raconte donc un voyage fait par l’auteur entre la ville de Chiang-May et Hariphunchay (l’actuelle ville de Lamphun, capitale, jusqu’au XIIIe siècle, d’un royaume môn), où il se rend en pélerinage auprès de la relique du Buddha qui y est conservée ; il présente une originalité intéressante : il a d’abord été compose en thaï du nord puis, à une époque qu’il ne m’est pas possible de préciser (encore que je penche pour le XVIe siècle, mais sans avoir de preuves suffisantes), adapté en siamois.Le Poème de separation du pélerinage à Hariphunchay[i] raconte donc un voyage fait par l’auteur entre la ville de Chiang-May et Hariphunchay (l’actuelle ville de Lamphun, capitale, jusqu’au XIIIe siècle, d’un royaume môn), où il se rend en pélerinage auprès de la relique du Buddha qui y est conservée ; il présente une originalité intéressante : il a d’abord été compose en thaï du nord puis, à une époque qu’il ne m’est pas possible de préciser (encore que je penche pour le XVIe siècle, mais sans avoir de preuves suffisantes), adapté en siamois.



Le cediya de la Grande Relique à Lamphun (Hariphunchay)

Dès les premières strophes[i], le poète précise clairement le but de son voyage, comme le montre ce quatrain :

ศุตสารเรียงคร่ำถ้อย        คราวคราน
หริภุญชัยเชษฐ์สถาน       ธาตุตั้ง
สารพัดเขตขาพาล         พังด่ำ         บนเทอญ
ยามม่อนมั่วรสยั้ง           จุ่งตั้งสดับสาร[i]

Cette harmonieuse relation de voyage, je l'ai composée
Lorsque je me rendis à Hariphunchay, où se dresse la relique du Buddha :
J'ai alors traversé de nombreux bourgs et villages
Alors que j'étais enivré de ton amour ; écoute-la avec attention !

Ce n’est cependant pas cette strophe qui peut permettre de dire quand le poème a été composé ; une indication intéressante et qu’il va convenir d’analyser comme de discuter se trouve dans la première strophe du texte :

กชกรต่างแต่งตั้ง           ศีรษา
นบพุทธธรรมสาวกา               ผ่านเผ้า
สนำสลูเบิกนามมา         ขอมเรียก    รักแฮ
ไทดำบลเมิงเป้า           ผ่านไว้วิวรณ์

Levant mes deux mains, jointes en forme de lotus, au-dessus de ma tête,
Je salue respectueusement le Buddha, le Sangha et le monarque.
En cette année du Buffle, telle que l’ont nommée les Khmers,
Quatrième de la décade dans le cycle des Thaïs, j’écris ces vers harmonieux.

Ici, après les saluts traditionnels adressés au Buddha, nous trouvons une double datation. Il s’agit tout d’abord, dans le troisième vers, d’une référence au cycle duodénaire, qui est désormais bien connu des Occidentaux par le biais de l’horoscope chinois : l’auteur se réfère à l’année du Buffle (le mot “สลู” /sàʔlǔ:/ représente la forme en thaï du nord du mot siamois “ฉลู” /chàʔlǔ:/, le phonème /ch-/ y étant rendu /s-/). Il nous est ensuite précisé, dans le quatrième vers, que cette année est, dans le cycle des Thaï - à la fois duodénaire (le mot “เป้า” /pâw/, en thaï du nord, a le même sens que สลู”/“ฉลู) et dénaire (le mot “เมิง” /mɤ:ŋ/ en thaï du nord, veut dire “quatre”) - désignée comme “l’année du Buffle”, “quatrième du cycle dénaire”. Cette double précision est intéressante puisque la conjonction d’une année du cycle duodénaire et d’une année du cycle dénaire ne peut, envertu du simple calcul arithmétique du plus peit commun multique, ne survenir que tois les 60 ans (10 = 5 x 2 ; 12 = 6 x 2 ; PPCM = 6 x 5 X 2 = 60).

         Mais, direz-vous, à quoi cela peut-il servir, puisqu’il y a cinq cycles de 60 ans tous les trois siècles ! Il faut en effet tenter d’identifier une période particulière pour voir si une année du Buffle, quatrième du cycle dénaire, pourrait s’y trouver et, ainsi, dater notre texte. Il est heureux pour moi que, dans le Poème de séparation du pélerinage à Hariphunchay, on trouve la strophe que voici :

มหาอาวาสสร้อย           สี่สถาน
ชินรูปองค์อุปปาน           เลิศหล้า
อมรกฎค่าควรปาน         บูรหนึ่ง
ถวายพระนามน้อมหน้า    เพื่อไท้นารีรมย์ 

Ce vaste monastère est un lieu très sacré 
On y trouve une statue du Buddha, extraordinaire en ce monde :
Le Buddha d’émeraude a autant de valeur qu’un royaume.
Je lui présente mes respects, pour que tu ne connaisses que le bonheur.

                                           Le Bouddha d'émeraude


Comme on le voit, il est fait ici référence au Buddha d’émeraude, dont l’histoire mouvementée est suffisemment documentée pour que nous sachions à quelle période il s’est trouvé conservé à Chiang-May. Son apparition (comme son origine) semble légendaire puisqu’il nous est rapporté qu’en 1434, la foudre frappa un cediya du monastère de la forêt de bambous (région de Chiang Ray), révélant une statue du Buddha en stuc ; l’abbé la conserva dans sa cellule et s’aperçut bientôt que le stuc recouvrait un Buddha sculpté dans une pierre verte (d’où son nom de Buddha d’émeraude).

Comme nous le voyons, il est fait ici référence au Buddha d’émeraude, dont l’histoire mouvementée est suffisemment documentée pour que nous sachions à quelle période il s’est trouvé conservé à Chiang-May. Son apparition (comme son origine) semble légendaire puisqu’il nous est rapporté qu’en 1434, la foudre frappa un cediya du monastère de la forêt de bambous (région de Chiang Ray), révélant une statue du Buddha en stuc ; l’abbé la conserva dans sa cellule et s’aperçut bientôt que le stuc recouvrait un Buddha sculpté dans une pierre verte (d’où son nom de Buddha d’émeraude).

Le monastère de la forêt de bambous, à Chiang Ray

         En 1436, le roi du Lan Na, Sam Fang Kaen (1402-1441), souhaita que la statue soit amenée dans sa capitale, Chiang May, mais l’éléphant qui la transportait refusa obstinément d’en prendre la direction, et elle fut donc déposée à Lampang jusqu’en 1468. Ce n’est que cette année-là que le roi Tilokarat (1441-1487) l’amena dans la capitale où elle fut installée dans un grand stupa. En 1552, le roi du Lanna, Setthatirat, ayant été choisi comme héritier de son beau-père, le roi du Laos, emmena le Buddha d’émeraude à Luang Prabang puis, devant la menace birmane, il l’installa à Vientiane.

Le temple du Buddha d'émeraude, à Vientiane

Il y demeura jusqu’en 1779, lorsque Somdet Chao Phraya Chakri Maha Kasat Sœk, général du roi Taksin (1767-1782), s’empara de la capitale laotienne qu’il pilla ; dans son butin se trouvait le Buddha d’émeraude, qui fut alors déposé au Temple de l’Aurore, à Thonburi. Lorsqu’il s’empara du trône en 1782, Somdet Chao Phraya Chakri Maha Kasat Sœk, devenu roi sous le nom de Rama Ier (1782-1809) transféra la capitale du Siam dans l’actuelle Bangkok, où il fit construire le Temple du Buddha d’émeraude, dans l’enceinte de son palais, où il installa la statue en 1784.

Le Buddha d’émeraude a donc séjourné à Chiang May de 1468 à 1552, soit 84 ans. Vous voyez où je veux en venir : dans ce laps de temps, un cycle de 60 ans peut tenir tout entier et il reste encore 24 ans, ce qui veut dire que je dois être capable de trouver au plus deux dates correspondant à la fois à l’année du Buffle et à la quatrième année du cycle dénaire ; mais, si j’ai de la chance, une seule pourra correspondre… Comme je ne suis pas très doué dans la computation des années, j’ai été empirique : au XXe siècle, la dernière année où ces deux années coïncidaient a été 1972 ; en remontant de 60 ans en 60 ans, j’arrive, pour la période 1468-1552, à deux possibilités, 1492 et 1552. Je ne suis évidemment pas capable de trancher, mais compte tenu du fait que c’est en 1552 que le Buddha d’émeraude a été transféré à Luang Prabang, la date de 1492 semblerait plus plausible.

         Vous vous dites peut-être que l’affaire est réglée, comme je le pensais moi aussi. Mais on n’est jamais au bout de ses surprises. Au détour d’une de mes lectures, j’ai alors découvert que le calendrier dénaire du Lanna n’est pas le même que celui d’Ayudhya, ce qui veut dire que la quatrième année de ce cycle, évoquée dans le Poème de séparation du pélerinage à Hariphunchay, n’est pas la quatrième dans la computation d’Ayudhya. Mes calculs, dont j’étais si satisfait, étaient donc faux et, par conséquent à refaire ! Je me suis donc penché sur le problème et j’ai trouvé les correspondances suivantes :

Cycle dénaire d’Ayudhya
Cycle dénaire du Lanna
Ordre
nom
Ordre
nom
1
เอกศก
/ʔè:kkàʔsòk/
6
กัด
/kàt/
2
โทศก
/tho:sòk/
7
กด
/kòt/
3
ตรีศก
/tri:sòk/
8
รวง
/ruaŋ/
4
จัตวาศก
/càttàʔwa:sòk/
9
เต่า
/tàw/
5
เบญจศก
/bencàʔsòk/
10
กา
/ka:/
6
ฉศก
/chàʔsòk/
1
กาบ
/kà:p/
7
สัปตศก
/sàppàʔtàʔsòk/
2
ดับ
/dàp/
8
อัฐศก
/ʔàtthàʔsòk/
3
ระวาย
/ráʔwa:j/
9
นพศก
/nóppháʔsòk/
4
เมิง
/mɤ:ŋ/
10
สัมฤทธิศก
/sǎmrítthíʔsòk/
5
เบิก
/bɤ̀:ḱ/

J'ai donc repris ma méthode empirique : considérant, au vu de ce tableau de correspondances, que la quatrième année du cycle dénaire du Lanna n'est autre que la neuvième de celui d'Ayudhya et que la dernière fois où ces deux années ont coïncidé a été 1997, je suis remonté de 60 ans en 60 ans et je suis arrivé, pour la période 1468-1552, à une seule possibilité, 1517.

Je me contenterai pour ce moment de ce résultat, en demeurant conscient que, demain, une autre découverte m’amènera à réviser cette conclusion…

 [i] Le Poème de séparation du pèlerinage à Hariphunchay est composé de strophes de la forme “Khlong Quatre Suphap” (โคลงสี่สุภาพ) que j’ai déjà brièvement présentée dans mon article sur la traduction de la poésie classique siamoise.
[ii] Les strophes que je cite ici sont extraites de l’édition critique qu’a faite du poème le Dr Prasœt Na Nakhon en 1973 ; en voici la référence : ประเสริฐ ณ นคร โคลงนิราศหรัภุญชัย โรงพิมพ์ท่าพระจันทร์ กรุงเทพฯ ๑๕๑๖.

vendredi 21 octobre 2016

SUR L’ANCIENNETE DES BARQUES ROYALES : LE “HAMSA D’OR” (เรือพระที่นั่งสุพรรณหงส์)

Bien que le prestigieux cortège des barques royales[i] sur le Ménam Chao Phraya, entre le Palais royal et le Temple de l’Aurore, n’ait pas été organisé depuis bien des années, il demeure un spectacle éblouissant que l’on peut encore aller  admirer sur YouTube. La barque la plus belle est incontestablement celle qu’empruntait Sa Majesté le Roi Bhumibol Adulyadej lors de cette cérémonie, appelée en siamois เรือพระที่นั่งสุพรรณหงส์, ce que je traduis par “Hamsa d’Or” : c’est de cette barque que je vous parlerai aujourd’hui.



Le "Hamsa d'Or" sur le Ménam Chao Phraya



Posons-nous d’abord la question du nom de cette barque.

         La monarchie siamoise, dès la fondation d’Ayudhya en 1350, s’est voulue l’héritière des monarques d”Angkor. Les rois siamois, dans cette idéologie, sont des dieux-rois, ou des avatars de dieux. On comprend mieux, dès lors, pourquoi la barque royale la plus importante est justement le Hamsa d’Or : dans la mythologie indienne, le Hamsa, “l’oie sacrée”, est la monture de Brahma, considéré par certaines sectes comme le dieu créateur et donc le plus important de tous. En Asie du Sud-est même, on se rappellera que Brahma est présent à Angkor-Vat comme à Prembanan, dans le centre de Java, Utiliser comme véhicule une barque dont la figure de proue est une représentation de cette “oie sacrée”, c’est ipso-facto se placer en face du peuple comme Brahma montée sur le Hamsa. Il y a donc ici un symbolisme certain. Je rappellerai par ailleurs l’existence d’une autre barque royale, qu’il arrivait au monarque d’utiliser : il s’agit du Naga à Sept Têtes (เรือพระที่นั่งอนันตนาคราช).

Le "Naga à Sept Têtes" 


          La biographie légendaire du Buddha donne une place importante au Naga ; l’épisode qui m’intéresse est celui où, en méditation, le Buddha se voit assailli par une pluie torrentielle : le Naga, serpent mythique symbolisant les forces chtoniennes, ne veut pas que cette pluie soit un obstacle à sa méditation. Il se love pour que le Buddha soit hors d’eau et dresse ses sept têtes pour l’abriter des trombes. Or les rois siamois sont aussi des Buddha-rois. On voit donc, là encore, la symbolique de cette barque : le Naga à Sept Têtes est en quelque sorte le trône du monarque, alors  assimilé au Buddha.

Voyons la description matérielle du Hamsa d’or.

         Il est clair que la barque que je vais décrire ici est celle qui existe de nos jours ; celle-ci, qui est reconnue comme faisant d’un patrimoine naval exceptionnel au niveau mondial, a été reconstruite sur l’ordre du roi Rama V (1868-1910) et mise en service en 1911, sous le règne de Rama VI (1910-1925) est taillée dans un seul tronc de teck et mesure environ 45 mètres de long pour un peu plus de 3 mètres de large et 90 centimètres de profondeur ; son tirant d’eau est de 40 centimètres. L’intérieur est peint en rouge et l’extérieur est laqué de noir, orné de décorations en or. J’ai déjà parlé de sa figure de proue, qui représente la tête stylisée du Hamsa. Au centre de la barque est dressé un pavillon destiné à abriter le monarque, et des parasols à étages sont plantés au milieu, quatre à l’avant et trois à l’arrière.

         L’équipage se compose d’un capitaine , de 2 sous-officiers à l’avant et de 2 à l’arrière, d’un porte-drapeau, d’un maitre de la nage, d’un chanteur et de 50 rameurs, Ceux-ci sont divisés en deux groupes, le premier de 30 rameurs devant le pavillon et le second de 20 à l’arrière. Le maître de la nage, une sorte de barreur en quelque sorte, porte deux sortes d’éventail en plume de paon qui lui servent, par des mouvements codifiés, à diriger le rythme de la nage. Le chanteur, qui cantile des poèmes appelés Chants pour les barques (บทเห่เรือ), participe à la définition u rythme qui est ponctué par les exclamations des rameurs ; c’est ce que note l’Abbé de Choisy dans son Journal du voyage de Siam fait entre 1685 et 1686 quand il écrit :

J’oubliais à vous dire que nos rameurs rament en cadence. Leur comite est bon musicien : il chante, & ne fait que cela. Les autres rament & chantent, redisent tout ce que le comite dit, & sur le même ton. Les accords sont parfaits, & l’on voit dans le même instant cent voix s’accorder parfaitement avec cent rames.

Depuis quand cette barque existe-t-elle au Siam ?

                Les barques royales de l’époque d’Ayudhya ayant sans doute été détruites lors de la prise de la capitale, le roi Rama Ier (1782-1809), fondateur de l’actuelle dynastie, ordonna qu’elles soient reconstruites. C’est ainsi que fut en quelque sorte ressuscitée cette barque qu’il nomma le “Glorieux Hamsa d’Or” (ศรีสุพรรณหงส์). Cette barque fut utilisée pour les cérémonies royales pendant tout le XIXe siècle mais, trop abimée malgré de multiples réparations, elle dut être reconstruite sur l’ordre du roi Rama V, comme je l’ai dit plus haut, et ne fut achevée que sous le règne de Rama VI, en 1911.

         On sait avec certitude que cette barque royale, ou en tout cas une barque royale portant ce nom, existait sous le règne du roi Baromakot (1732-1758) puisque le prince Thammathibet, dont j’ai évoqué le Chant de Kaki dans mon précédent article, a composé des Chants pour les rameurs des barques royales qui commence ainsi :

Le Hamsa d’or, orné de sa girandole, flotte, élégant et gracieux, sur les ondes ;
Tel le Hamsa portant le glorieux Brahma, il glisse, attirant les regards admiratifs.



 La girandole du Hamsa d'Or


J’aurais tendance, en lisant cette strophe, à penser que le Hamsa d’Or qui fut reconstruit une première fois sous Rama Ier puis une seconde sous Rama VI ne devait pas être très fifférent de celui que nous décrit le prince Thammathibet. Ce qui m’incite à formuler cette hypothèse, c’est la référence à la “girandole” (ภู่) : le Hamsa d’or est la seule barque royale à porter cette décoration.

         Cependant, cette référence ne nous fait jamais remonter qu’à la première moitié du XVIIIe siècle. Or, c’est à juste titre qu’on peut considérer que, dans l’environnement quasi amphibie du bas bassin du Ménam Chao Phraya, le coeur du Siam, le meilleur moyen de communication est de circuler en barque sur les rivières, fleuves et canaux. Je n’en veux pour preuve que les nombreux canaux creusés au long des siècles pour couper des méandres du Ménam Chao Phraya et raccourcir d’autant la distance entre Ayudhya et le Golfe de Siam. Je pourrais également évoquer les voyageurs européens qui, se rendant dans la capitale ont souvent raconté la remontée du fleuve jusqu’à la capitale ; c’est ce que raconte par exemple l’Abbé de Choisy dans son Journal du voyage de Siam fait entre 1685 et 1686 :

Nous avons trouvé à Bankakia le Gouverneur de Banko dans un balon de soixante rameurs suivi de plus de trente autres ; c’est un Mahométan de fort bonne mine. M. l’Ambassadeur, M l’Evêque et moi-même sommes montés dans le balon du Roi qui est tout neuf et tout doré. Je vous ferai quelque jour la description d’un balon. […]

Balon siamois (XVIIe siècle)

Le “balon” (la barque) du gouverneur est à soixante rameurs ! On peut se demander combien en avait celui du roi Naray dans lequel voyage notre abbé, ceci d’autant plus que le Hamsa d’or de l’époque de Bangkok n’en compte, je vous le rappelle, “que” cinquante…Cependant, rien ne nous est dit ici sur l’aspect que peut nien avoir ce “balon”, si ce n’est qu’il est “tout doré”. Mais les autres barques le sont tout autant. D’ailleurs, on sait que, sous ce règne, un manuscrit aujourd’hui perdu montrait l’organisation du cortège des barques lors des cérémonies royales ; les noms des bateaux nous ont été conservés, mais on n’y voit pas apparaître le Hamsa d’Or.

         Il faut donc se faire une raison, je ne trouverai pas de traces de la barque en question en cette seconde moitié du XVIIe siècle. Cependant, si je remonte un peu plus dans le temps, je rencontre, dans l’ouvrage du prince Damrong Rachanuphap consacré aux guerres entre Birmans et Siamois (Les Siamois en lutte contre les Birmans), à l’occasion du douzième conflit, qui eut lieu en 1594 sous le règne du roi Naresuan (1590-1605), les faits suivants : alors que le monarque siamois se prépare à aller attaquer la ville de Martaban, le chef du Département des Astrologues dépose, dans la barque nommée Hamsa d’Or, une relique du Buddha destinée à protéger les armées siamoises dans la guerre et à leur apporter la victoire. Le passage est d’autant plus intéressant que la présence de cette relique sacralise la barque et en fait bien plus qu’un simple moyen de transport, même chargé de la symbolique monarchique que j’ai évoquée en commençant cet article.

         Cette référence au Hamsa d’Or à la fin du XVIe siècle est d’ailleurs corroborée par les Chroniques royales d’Ayudhya dans la version dite du British Museum qui évoque une entrevue entre le roi birman Bayinnaung (1551-1581) et le monarque siamois Phra Maha Chakkraphat (1548-1568) visant à mettre fin au siège d’Ayudhya par le premier :

Il [Phra Maha Chakkraphat] ordonna alors que ses serviteurs édifient un pavillon royal à la lisière des monastères de Phra Merurachikaram et de Hatsadawat ; il y avait deux trônes placés à la même hauteur et séparés l’un de l’autre de quatre coudées. Il fit ensuite dresser un autel plus élevé que les deux trônes pour y faire placer le Triple Joyau afin qu’il préside à cette entrevue. Le lendemain, Sa Majesté monta sur la barque royale le Hamsa d’or.

L’entrevue en question a eu lieu en 1563 et s’est soldée par la réduction d’Ayudhya à l’état de royaume tributaire puisque Phra Maha Chakkraphat accepta de donner quatre éléphants blancs, des otages parmi lesquels se trouvait le prince héritier Ramesuan et un tribut de 800 kilogrammes d’argent.

J’ai même trouvé, en dehors des références que je viens de citer et qui sont tous tirés des documents à vocation plus ou moins historique, ce que je crois être à ce jour la plus ancienne évocation du Hamsa d’Or ; il s’agit du quatrain suivant, extrait d’un poème de lamentation amoureuse, le Poème des douze mois (ทวาทศมาสโตลงดั้น) :

La barque Hamsa a l’élégante beauté de ton corps, mon aimée ;
Elle est si chargée d’ornements qu’on craint qu’elle ne chavire.
Elle est à la fois si fragile et si gracile !
C’est le bateau qui connaît les eaux, les eaux ne voient que son ventre…

Or, ce poème est daté de la fin du XVe siècle, entre 1488 et 1491. Nous le voyons bien, je crois pouvoir, sans trop extrapoler, affirmer qu’une barque royale portant le nom de  Hamsa d’Or existait bel et bien dans les premiers siècles de l’histoire d’Ayudhya. Cependant, comme nous n’avons, dans les plus anciens documents que je viens de citer, que des références au nom de cette barque, je suis totalement incapable d’affirmer que le Hamsa d’Or dont parlent les Chroniques royales ou le Poème des douze mois avait l’aspect de celui que nous connaissons aujourd’hui ; je ne pense d’ailleurs pas que nous pourrons jamais le savoir !


 [i] Contrairement aux habitudes déplorables des guides touristiques qui s’obstinent à utiliser dans leurs pages l’expression calquée sur l’anglais, “barges royales”, je choisis le français “barque”. Je rappellerai en effet à ces moutons de Panurge anglophiles qu’en français, “barge” désigne “une grande péniche à fond plat destinée à transporter des matériaux lourds”… Peu approprié donc, en l’occurrence !