jeudi 24 novembre 2016

"LE VILLAGE DANS LE CLAIR DE LUNE". DEUXIEME CHAPITRE

J'ai pris un peu de temps pour traduire le second chapitre de ce roman, mais je peux enfin vous le livrer aujourd'hui. Je vous souhaite bonne lecture...

Chapitre II – Le village dans le clair de lune

Plus haut, c’est le ciel, plus bas, c’est le torrent. Le village de Lakewadi se dresse entre le ciel et l’eau, et l’enchevêtrement des monts est son enceinte. Le village n’est pas très grand : il doit y avoir une vingtaine de maisons environ. Tous ses habitants sont d’un même sang vigoureux. Ceux qui ne font pas partie de la tribu les appellent soit « Yang » soit « Karen » ; bien pire, les gens de la plaine leur donnent le nom plutôt méprisant de « Yangkarœ », ce qui veut dire que ce sont des êtres inférieurs, des gens vulgaires et sales. Tous ces noms ne font pas vraiment plaisir aux habitants de Lakewadi. Leur vrai nom, c’est « Pakœ yo », ce qui veut dire « être humain ».
Le village est groupé, comme resserré sur lui-même. Si on le regardait de haut, on ne verrait que de vieux toits, triangulaires, brunâtres, recroquevillés les uns contre les autres ; les maisons sont plantées sans ordre, à la va-comme-je-te-pousse. Les anciens racontent que la raison pour laquelle les maisons sont toutes serrées comme çà, c’est parce qu’autrefois la jungle tout autour était pleine de toutes sortes d’animaux sauvages : il suffisait de faire deux ou trois pas en dehors du village pour trouver des traces de tigre ; la nuit, quand tous les feux étaient éteints, ils pouvaient sauter pour emporter animaux ou hommes et les dévorer. Voilà pourquoi les habitants de Lakewadi restaient groupés et ne sortaient jamais seuls. C’est la raison pour laquelle voilà longtemps les maisons étaient serrées les unes contre les autres, et l’habitude en est restée.
– « La nuit, quand on avait envie de chier, eh bien on chiait dans la maison ! » racontaient les vieux. « Ou bien on allumait une torche qu’on jetait en bas de la maison et quand le feu prenait, la femme chiait pendant que le mari surveillait, un javelot à la main… »

         Nupho et Ngepo coupent du bois, à bruits sourds, dans la jungle. Ngepo a quatre ans de plus que Nupho mais leur âge n’est pas un obstacle à leur amitié. La nuit va tomber. Le vent souffle fort, comme s’il voulait secouer la montagne à la faire trembler. Les arbres, au pied des monts, grincent sourdement mais les pins, sur les sommets, demeurent immobiles. Le vent soulève les feuilles jaunies qui tombent en virevoltant comme une pluie. Les « lekomo » sont déjà mûrs. Ils sont mûrs dans toute la jungle. Attendez donc que vienne la nuit noire. Les bandes de singes viendront peut-être s’en rassasier. Le lekomo, c’est un fuit qui n’est pas très gros, il doit être à peu près de la taille d’une noix d’arec. Il a une bonne odeur, si on le renifle de près. Mais il n’a pas un goût terrible, il est plus âcre que sucré, un peu comme une sapotille pas mûre. C’est pour çà qu’on n’en mange pas tant que çà.
– « Je vais aller avec papa chasser le singe à l’affût », dit Nupho.
– « Tu as encore de la chance. Tu as un père, tu as un fusil… Mais moi, je n’ai rien, je n’ai même pas de père ! »
– « Si papa le veut bien, je partagerai avec toi ! »
– « Tu es gentil, mais moi, Nupho… »
– « C’est rien ! On est des amis ! » Nupho lui sourit. « Papa m’a appris que quand on est des pakœyo, on doit s’entraider. Si on ne s’aide pas, qui donc nous aidera ? »
         Le bruit du bois qu’on coupe résonne dans la jungle. Le soleil qui flotte au ciel n’est plus qu’à une coudée de disparaître derrière les sommets. Le haut des monts, à l’est, est baigné de rayons jaune pâle et semble tout triste. Certains sommets sont dans l’ombre des nuages. Au loin, ce sont les chaînes de montagnes, tourmentées et presque indiscernables dans les brumes. Les pilons à riz commencent à lancer leur bruit cadencé dans le village. De certains endroits montent des fumées légères. C’est la sécheresse. Les fleurs vont bientôt mourir pour laisser leur place aux nouvelles qui viendront les remplacer. Dans les torrents, l’eau a baissé et le courant est moins fort. Tout çà veut dire qu’est revenue la saison où on a faim.
– « Qu’est-ce que tu veux être, Ngepo ? » demande Nupho pendant qu’ils descendent, chargés de leurs fagots.
– « Qu’est-ce que je veux être ? Je veux être ton pakœyo, pardi ! »  Ngepo regarde son jeune copain d’un air surpris. « Pourquoi tu me demandes çà ? »
– « Je voudrais savoir si tu es comme moi. Je voudrais être tout plein de choses. Des fois, je voudrais être un oiseau, je pourrais voler un peu partout. Mais maintenant j’ai changé d’avis. Je voudrais conduire des kubo. » Il veut dire qu’il voudrait être aviateur…
– « Je n’en ai pas envie, moi. » Ngepo rigole. « Je veux être quelqu’un de bien, comme mon père. Je veux défricher un champ plus grand que tous les autres, je veux avoir une femme et tout plein d’enfants, pour qu’ils m’aident à travailler. »
– « Une femme ! » Nupho rit de si bon cœur que Ngepo se sent gêné. « Je ne vois pas ce que çà a de bien : ton père, il a eu une femme et tout plein d’enfants ; je ne vois pas que vous ayez de quoi manger ! »
– « Si papa était encore là… »
Le visage de Ngepo s’est assombri et il se met bien vite à parler de tout et de rien.

         Il fait sombre maintenant et Nupho est un peu fâché que papa n’ait pas voulu l’emmener avec lui chasser le singe. Papa a pris son fusil et s’est enfoncé dans la nuit avec le père de Tibu. La viande de singe, en ragoût avec du piment sauvage, c’est épicé et très bon, meilleur que le rat de rizière. De toutes façons, il espère que papa pourra n’en ramener ne serait-ce qu’un seul.
– « Les singes, ils ont l’oreille fine et de bons yeux… Le bruit de tes pas les ferait tous fuir » a dit papa.
– « Je marcherai tout doucement… »
– « Si doucement que les feuilles ne craquent pas sous tes pas, tu en est capable ? »
Nupho n’en est pas capable, alors il n’a pu que regarder papa, mi convaincu mi fâché.
          C’est la nuit. A l’est, le ciel est jaunâtre mais la lune n’est pas encore apparue au dessus de la crête des pins. De l’autre côté du ciel, on voit des étoiles qui scintillent tout doucement. « Les étoiles sont les yeux du Grand Génie. » Voilà ce que disent les anciens. « Celui qui se conduit bien, il le protège et celui qui fait le mal, il le punit. »
         Le vent froid souffle si fort que, quand il s’engouffre dans les vallées, on croirait entendre les sanglots de ceux qui sont dans l’obscurité. Nupho baisse son passe-montagne pour qu’il lui couvre le menton. On ne voit plus que ses yeux et son nez. Ce passe-montagne, papa l’a échangé l’année dernière contre un demi-pot de miel avec un marchand ambulant venu de la ville. Il protège vraiment bien du vent froid et il est encore plus noir que la nuit la plus noire… Le garçon se rapproche un peu plus du brasero. La lueur des flammes fait apparaître des ombres indistinctes sur les cloisons. Maman est assise de l’autre côté du brasero, en train de tisser. Nupho regarde le fil de coton qui passe et repasse à travers la trame. C’est beau comme un arc-en-ciel… Il se dit que la navette fait naître des rayures rouges comme le soleil. Deux fils se sont emmêlés et maman, avec sa ceinture de cuir de cerf, doit retendre la trame.
– « Va te coucher, Nupho ! »
– « Non, je ne n’ai pas encore sommeil »
– « Même si tu n’as pas sommeil, rentre à l’intérieur. Dehors, le vent est froid, fais attention à ne pas attraper la fièvre ! »
– « Je voudrais aller voir Ngepo. »
– « Il est tard. Il doit y avoir plein de serpents. Tu iras demain ! »
– « La lune brille ! »
– « Il est tard et il fait froid. La rosée tombe. Rentre dans la maison ! »
         Nupho est assis, les bras autour des genoux. Il continue à regarder les braises qui rougeoient. Maman tisonne le feu et les flammes s’élèvent d’un seul coup ; elles sont si brûlantes qu’il doit se détourner. Avec un tel froid, les enfants ont souvent le visage gercé. Leurs bras, leurs jambes, leur corps est comme couvert d’écailles parce qu’ils se tiennent trop près du feu. Mais si on ne se colle pas au brasero, comment donc pourrait-on se réchauffer ? Nupho a encore de la chance : en plus des couvertures faites à la maison, il en a trois autres, épaisses et bien chaudes, qui viennent de la ville. Mais Ngepo… Lui et ses frères et sœurs ne peuvent que se serrer les uns contre les autres…
         La lune s’est levée maintenant. Ses rayons pâles baignent le village. Les souffles sifflants du vent apportent avec eux l’odeur de la froidure. Les grands monts se fondent dans la lueur de l’astre. Nupho respire profondément. Et il se sent envahir d’un bonheur qu’il ne peut identifier. Dans quelques maisons, les gens dorment déjà. Il ne reste que la flamme intermittente du brasero qui se consume. Le toit de la maison est enveloppé de la douce lumière de la lune. Elle glisse doucement, solitaire, auréolée de deux halos. Tout est calme, tout semble serein. Dans le lointain, des nuages blanchâtres ourlent l’horizon. C’est comme si la lune venait nous consoler, comme si elle voulait compenser les coups cruels du vent glacial. Un nouveau né pleure dans une des maisons. La bise continue de siffler et, dans ses souffles on entend le son affaibli d’un tena[1].
         Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
         Pok wa me te dœ mœ dœ khwa cœ kœ tœ so phlae tœ ka
         No t do cho ma lo na  khi ka o tœ kol kha
Kwae li dœ sae li mae pru nœ me po na sa chu
Kwae lo li lœ rada kwa sa me o kwae ka ke sa
Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
Le tena reprend sa mélodie. Un chat-huant hulule dans les feuillages. Les feuilles de bananier se déchirent dans un bruit strident sous les coups du vent. Elles vont et viennent, comme quelqu’un qui agiterait les mains. La lune continue sa course. Nupho pousse un grand soupir lorsque le son du tena s’évanouit.
         Le tena au son harmonieux pense à celle qui est loin.
Les autres ont une amoureuse et moi je suis seul.
Ö oiselle, j’espère boire avec toi l’eau au ruisseau.
Je ne sais guère écrire, alors lis calmement.
Cette feuille blanche, quand tu l’auras reçue, réponds-y…
Le tena au son harmonieux pense à celle qui est loin.
         Les jougs de bambou des buffles s’entrechoquent avec un bruit métallique. Nupho rentre se coucher, obéissant aux ordres pressants de maman. Tout le monde dort déjà mais lui, il demeure éveillé, il voudrait marcher, il voudrait flotter, il voudrait avoir des ailes pour s’envoler jusqu’à l’horizon… Pourquoi donc ? Il n’en sait rien. C’est comme si, du fond de son cœur, quelque chose l’appelait. Il pense avec crainte à cette force secrète et la voix de ceux qui sont déjà morts, mais il se rassure en se disant que le Grand Génie protège les hommes. Le Grand Génie, il s’appelle Kœchœkœcha Kœlokœcha. Le Grand Génie c’est celui qui prend soin de ses enfants, les Pakœyo. Et, en plus du Grand Génie, il y a Tamakhwae, c’est le génie qui protège la maison des ancêtres. Le Grand Génie protège le village, Tamakhwae la maison. Ces deux génies-là sont bons. Les autres, ils sont méchants et ne veulent que du mal aux hommes : il y a le génie du torrent, celui des termitières, celui de la jungle, et puis tous les génies errants…
– « Le Grand Génie a créé le ciel, il a créé la terre, il a créé les hommes. »
Les paroles des anciens résonnent encore à ses oreilles. Nupho baille. Le feu, dans le brasero au milieu de la pièce, est vif. Maman enlève sa ceinture de cuir et vient se coucher tout près de lui. Son odeur, à laquelle il est tant habitué, lui réchauffe le cœur et le corps. Maman allonge le bras et vient le poser sur lui. Nupho ferme les yeux. Dans peu de temps, il sombrera dans un sommeil rempli de doux rêves, sous l’étreinte de maman.




[1] Instrument à cordes pincées utilisé par les Karens.

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