J'ai pris un peu de temps pour traduire le second chapitre de ce roman, mais je peux enfin vous le livrer aujourd'hui. Je vous souhaite bonne lecture...
Chapitre II – Le village dans le clair de lune
Plus haut, c’est le
ciel, plus bas, c’est le torrent. Le village de Lakewadi se dresse entre le
ciel et l’eau, et l’enchevêtrement des monts est son enceinte. Le village n’est
pas très grand : il doit y avoir une vingtaine de maisons environ. Tous
ses habitants sont d’un même sang vigoureux. Ceux qui ne font pas partie de la
tribu les appellent soit « Yang » soit « Karen » ;
bien pire, les gens de la plaine leur donnent le nom plutôt méprisant de
« Yangkarœ », ce qui veut dire que ce sont des êtres inférieurs, des
gens vulgaires et sales. Tous ces noms ne font pas vraiment plaisir aux habitants
de Lakewadi. Leur vrai nom, c’est « Pakœ yo », ce qui veut dire
« être humain ».
Le village est
groupé, comme resserré sur lui-même. Si on le regardait de haut, on ne verrait
que de vieux toits, triangulaires, brunâtres, recroquevillés les uns contre les
autres ; les maisons sont plantées sans ordre, à la va-comme-je-te-pousse.
Les anciens racontent que la raison pour laquelle les maisons sont toutes serrées
comme çà, c’est parce qu’autrefois la jungle tout autour était pleine de toutes
sortes d’animaux sauvages : il suffisait de faire deux ou trois pas en
dehors du village pour trouver des traces de tigre ; la nuit, quand tous
les feux étaient éteints, ils pouvaient sauter pour emporter animaux ou hommes
et les dévorer. Voilà pourquoi les habitants de Lakewadi restaient groupés et
ne sortaient jamais seuls. C’est la raison pour laquelle voilà longtemps les
maisons étaient serrées les unes contre les autres, et l’habitude en est
restée.
– « La nuit, quand on avait envie de chier, eh bien
on chiait dans la maison ! » racontaient les vieux. « Ou bien on
allumait une torche qu’on jetait en bas de la maison et quand le feu prenait,
la femme chiait pendant que le mari surveillait, un javelot à la main… »
Nupho et Ngepo
coupent du bois, à bruits sourds, dans la jungle. Ngepo a quatre ans de plus
que Nupho mais leur âge n’est pas un obstacle à leur amitié. La nuit va tomber.
Le vent souffle fort, comme s’il voulait secouer la montagne à la faire
trembler. Les arbres, au pied des monts, grincent sourdement mais les pins, sur
les sommets, demeurent immobiles. Le vent soulève les feuilles jaunies qui tombent
en virevoltant comme une pluie. Les « lekomo » sont déjà mûrs. Ils
sont mûrs dans toute la jungle. Attendez donc que vienne la nuit noire. Les
bandes de singes viendront peut-être s’en rassasier. Le lekomo, c’est un fuit
qui n’est pas très gros, il doit être à peu près de la taille d’une noix
d’arec. Il a une bonne odeur, si on le renifle de près. Mais il n’a pas un goût
terrible, il est plus âcre que sucré, un peu comme une sapotille pas mûre.
C’est pour çà qu’on n’en mange pas tant que çà.
– « Je vais aller avec papa chasser le singe à
l’affût », dit Nupho.
– « Tu as encore de la chance. Tu as un père, tu as
un fusil… Mais moi, je n’ai rien, je n’ai même pas de père ! »
– « Si papa le veut bien, je partagerai avec
toi ! »
– « Tu es gentil, mais moi, Nupho… »
– « C’est rien ! On est des amis ! »
Nupho lui sourit. « Papa m’a appris que quand on est des pakœyo, on doit
s’entraider. Si on ne s’aide pas, qui donc nous aidera ? »
Le bruit du
bois qu’on coupe résonne dans la jungle. Le soleil qui flotte au ciel n’est
plus qu’à une coudée de disparaître derrière les sommets. Le haut des monts, à
l’est, est baigné de rayons jaune pâle et semble tout triste. Certains sommets
sont dans l’ombre des nuages. Au loin, ce sont les chaînes de montagnes,
tourmentées et presque indiscernables dans les brumes. Les pilons à riz
commencent à lancer leur bruit cadencé dans le village. De certains endroits
montent des fumées légères. C’est la sécheresse. Les fleurs vont bientôt mourir
pour laisser leur place aux nouvelles qui viendront les remplacer. Dans les torrents,
l’eau a baissé et le courant est moins fort. Tout çà veut dire qu’est revenue
la saison où on a faim.
– « Qu’est-ce que tu veux être, Ngepo ? »
demande Nupho pendant qu’ils descendent, chargés de leurs fagots.
– « Qu’est-ce que je veux être ? Je veux être
ton pakœyo, pardi ! » Ngepo regarde son jeune copain d’un air
surpris. « Pourquoi tu me demandes çà ? »
– « Je voudrais savoir si tu es comme moi. Je
voudrais être tout plein de choses. Des fois, je voudrais être un oiseau, je
pourrais voler un peu partout. Mais maintenant j’ai changé d’avis. Je voudrais
conduire des kubo. » Il veut dire qu’il voudrait être aviateur…
– « Je n’en ai pas envie, moi. » Ngepo rigole.
« Je veux être quelqu’un de bien, comme mon père. Je veux défricher un
champ plus grand que tous les autres, je veux avoir une femme et tout plein
d’enfants, pour qu’ils m’aident à travailler. »
– « Une femme ! » Nupho rit de si bon cœur
que Ngepo se sent gêné. « Je ne vois pas ce que çà a de bien : ton
père, il a eu une femme et tout plein d’enfants ; je ne vois pas que vous
ayez de quoi manger ! »
– « Si papa était encore là… »
Le visage de Ngepo s’est assombri et il se met bien vite
à parler de tout et de rien.
Il fait
sombre maintenant et Nupho est un peu fâché que papa n’ait pas voulu l’emmener
avec lui chasser le singe. Papa a pris son fusil et s’est enfoncé dans la nuit
avec le père de Tibu. La viande de singe, en ragoût avec du piment sauvage,
c’est épicé et très bon, meilleur que le rat de rizière. De toutes façons, il
espère que papa pourra n’en ramener ne serait-ce qu’un seul.
– « Les singes, ils ont l’oreille fine et de bons
yeux… Le bruit de tes pas les ferait tous fuir » a dit papa.
– « Je marcherai tout doucement… »
– « Si doucement que les feuilles ne craquent pas
sous tes pas, tu en est capable ? »
Nupho n’en est pas capable, alors il n’a pu que regarder
papa, mi convaincu mi fâché.
C’est la nuit. A l’est, le ciel est jaunâtre
mais la lune n’est pas encore apparue au dessus de la crête des pins. De
l’autre côté du ciel, on voit des étoiles qui scintillent tout doucement.
« Les étoiles sont les yeux du Grand Génie. » Voilà ce que disent les
anciens. « Celui qui se conduit bien, il le protège et celui qui fait le
mal, il le punit. »
Le vent
froid souffle si fort que, quand il s’engouffre dans les vallées, on croirait
entendre les sanglots de ceux qui sont dans l’obscurité. Nupho baisse son
passe-montagne pour qu’il lui couvre le menton. On ne voit plus que ses yeux et
son nez. Ce passe-montagne, papa l’a échangé l’année dernière contre un
demi-pot de miel avec un marchand ambulant venu de la ville. Il protège
vraiment bien du vent froid et il est encore plus noir que la nuit la plus
noire… Le garçon se rapproche un peu plus du brasero. La lueur des flammes fait
apparaître des ombres indistinctes sur les cloisons. Maman est assise de
l’autre côté du brasero, en train de tisser. Nupho regarde le fil de coton qui
passe et repasse à travers la trame. C’est beau comme un arc-en-ciel… Il se dit
que la navette fait naître des rayures rouges comme le soleil. Deux fils se
sont emmêlés et maman, avec sa ceinture de cuir de cerf, doit retendre la
trame.
– « Va te coucher, Nupho ! »
– « Non, je ne n’ai pas encore sommeil »
– « Même si tu n’as pas sommeil, rentre à
l’intérieur. Dehors, le vent est froid, fais attention à ne pas attraper la
fièvre ! »
– « Je voudrais aller voir Ngepo. »
– « Il est tard. Il doit y avoir plein de serpents.
Tu iras demain ! »
– « La lune brille ! »
– « Il est tard et il fait froid. La rosée tombe.
Rentre dans la maison ! »
Nupho est
assis, les bras autour des genoux. Il continue à regarder les braises qui
rougeoient. Maman tisonne le feu et les flammes s’élèvent d’un seul coup ;
elles sont si brûlantes qu’il doit se détourner. Avec un tel froid, les enfants
ont souvent le visage gercé. Leurs bras, leurs jambes, leur corps est comme
couvert d’écailles parce qu’ils se tiennent trop près du feu. Mais si on ne se
colle pas au brasero, comment donc pourrait-on se réchauffer ? Nupho a
encore de la chance : en plus des couvertures faites à la maison, il en a
trois autres, épaisses et bien chaudes, qui viennent de la ville. Mais Ngepo…
Lui et ses frères et sœurs ne peuvent que se serrer les uns contre les autres…
La lune
s’est levée maintenant. Ses rayons pâles baignent le village. Les souffles
sifflants du vent apportent avec eux l’odeur de la froidure. Les grands monts
se fondent dans la lueur de l’astre. Nupho respire profondément. Et il se sent
envahir d’un bonheur qu’il ne peut identifier. Dans quelques maisons, les gens
dorment déjà. Il ne reste que la flamme intermittente du brasero qui se
consume. Le toit de la maison est enveloppé de la douce lumière de la lune.
Elle glisse doucement, solitaire, auréolée de deux halos. Tout est calme, tout
semble serein. Dans le lointain, des nuages blanchâtres ourlent l’horizon.
C’est comme si la lune venait nous consoler, comme si elle voulait compenser
les coups cruels du vent glacial. Un nouveau né pleure dans une des maisons. La
bise continue de siffler et, dans ses souffles on entend le son affaibli d’un
tena[1].
Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
Pok wa me te dœ mœ dœ khwa cœ kœ tœ so
phlae tœ ka
No t do cho ma lo na khi ka o tœ kol kha
Kwae li dœ sae li mae pru nœ me po na sa chu
Kwae lo li lœ rada kwa sa me o kwae ka ke sa
Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
Le tena reprend sa mélodie. Un chat-huant hulule dans les
feuillages. Les feuilles de bananier se déchirent dans un bruit strident sous
les coups du vent. Elles vont et viennent, comme quelqu’un qui agiterait les
mains. La lune continue sa course. Nupho pousse un grand soupir lorsque le son
du tena s’évanouit.
Le tena
au son harmonieux pense à celle qui est loin.
Les autres ont une
amoureuse et moi je suis seul.
Ö oiselle, j’espère
boire avec toi l’eau au ruisseau.
Je ne sais guère
écrire, alors lis calmement.
Cette feuille
blanche, quand tu l’auras reçue, réponds-y…
Le tena au son
harmonieux pense à celle qui est loin.
Les jougs
de bambou des buffles s’entrechoquent avec un bruit métallique. Nupho rentre se
coucher, obéissant aux ordres pressants de maman. Tout le monde dort déjà mais
lui, il demeure éveillé, il voudrait marcher, il voudrait flotter, il voudrait
avoir des ailes pour s’envoler jusqu’à l’horizon… Pourquoi donc ? Il n’en
sait rien. C’est comme si, du fond de son cœur, quelque chose l’appelait. Il
pense avec crainte à cette force secrète et la voix de ceux qui sont déjà
morts, mais il se rassure en se disant que le Grand Génie protège les hommes.
Le Grand Génie, il s’appelle Kœchœkœcha Kœlokœcha. Le Grand Génie c’est celui
qui prend soin de ses enfants, les Pakœyo. Et, en plus du Grand Génie, il y a Tamakhwae,
c’est le génie qui protège la maison des ancêtres. Le Grand Génie protège le
village, Tamakhwae la maison. Ces deux génies-là sont bons. Les autres, ils
sont méchants et ne veulent que du mal aux hommes : il y a le génie du
torrent, celui des termitières, celui de la jungle, et puis tous les génies
errants…
– « Le Grand Génie a créé le ciel, il a créé la
terre, il a créé les hommes. »
Les paroles des anciens résonnent encore à ses oreilles.
Nupho baille. Le feu, dans le brasero au milieu de la pièce, est vif. Maman
enlève sa ceinture de cuir et vient se coucher tout près de lui. Son odeur, à
laquelle il est tant habitué, lui réchauffe le cœur et le corps. Maman allonge
le bras et vient le poser sur lui. Nupho ferme les yeux. Dans peu de temps, il
sombrera dans un sommeil rempli de doux rêves, sous l’étreinte de maman.
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