J'ai
envie de faire passer certains textes thaïlandais contemporains en français. Je
me repose de la rédaction d'articles "sérieux" en traduisant des
nouvelles (voyez mon dernier post) et - je me lance...- des romans. C'est
pourquoi je commence (accrochez vous !) à vous passer la traduction d’un
roman que j’aime beaucoup, « Le village dans le clair de lune », de
Mala Khamchan, qui a été publié en 1980 (ce n’est pas du nouveau…) et a d’ailleurs
reçu, cette année-là, le Prix du roman pour la jeunesse. Alors, voilà, je vous donne le premier
chapitre. Dites-moi si je dois continuer. Bonne lecture.
Chapitre Premier – Le froid sur la montagne
Le chant d’un coq
parvient de loin. Une brume épaisse et grise recouvre le village sur la
montagne. Voilà le matin. Le village s’éveille d’une nuit longue et froide. Le
vent de la fin d’automne souffle et siffle. Nupho s’étire paresseusement et
puis tire la couverture dont il se couvre la tête. Il a froid. Il a froid à
cause de la rosée qui goutte, flip, flop, du bord du toi. C’est glaçant, au
point qu’il ressent le froid jusque dans ses os. L’odeur âcre de la fumée se
répand dans toute l’obscurité de la pièce. Il entend le bruit sourd du riz que
l’on pile. Comme d’habitude, maman a dû se lever avant l’aube pour piler le
riz. Nupho plie les genoux et se rapproche un peu du foyer. Tout de suit, il
sent la bonne odeur des ignames en tain de griller. C’est sans doute papa. Papa
a certainement mis les ignames à griller avant de sortir.
Le chœur du choc des
pilons à riz s’élève d’un peu partout. Il dit que commence une nouvelle journée
éreintante. Nupho reste couché un bon moment avant de se décider. Il rejette la
couverture qui a été tissée àa la maison. Il fait un froid de canard. Il a la
chair de poule ; la brume est encore épaisse tout autour de la maison.
Nupho puise de un peu d’eau avec la calebasse et se frotte deux ou trois fois
le visage. Elle est glacée. ça lui
brûle les mains. En bas de l’escalier, le petit garçon voit papa en train d’affûter
un couteau qui grince. Papa porte une canadienne de couleur foncée, comme les
gens de la vallée. Elle est bien vieille mais papa ne veut pas la jeter. Cette
canadienne, c’est le grand frère, qui est parti de la maison, qui l’a achetée à
papa il y a déjà deux ans. Le papa de Nupho s’appelle Plepho et sa maman
Nopaechœ. Nupho a tout plein de frères et de sœurs mais ils sont tous partis.
Il ne reste plus que lui, le plus petit, et c’est tout.
– « Chœ Mow,
cha soy bœ dœ na che ? »
Nupho a demandé à
maman s’il peut aussi piler le riz. Maman tourne la tête et sourit. Elle
soulève le pilon et le bloque avec une cale avant de retirer le riz et de le
secouer pour en enlever la balle. La poule qui est en train de gratter la terre
tout à côté chante pour appeler ses poussins et qu’ils viennent gratter
quelques grains. Dès que maman retire la cale, Nupho empoigne le manche du
pilon et se mettre à frapper de façon malhabile. Maman revient pour l’aider.
– « Hier, je suis allé chez Ngepo… » Nupho a
parlé sans regarder maman.
– « Pourquoi ? »
– « Il n’a pas de riz à manger. J’ai vu sa maman
faire cuire du maïs avec de l’herbe à chapelets »
– « Et tu vas partager ce riz avec lui… »
– « Il a plein de petits frères et de petites
sœurs ! »
Nupha a parlé doucement, parce qu’il a peur que maman le
gronde pour partager le riz avec son copain bien souvent. Mai maman ne dit
rient. Elle remplit à ras bords une corbeille et la tend à Nupho. Il la prend
et part en courant chez son copain.
Une brume
légère enveloppe encore Nopaechœ quand elle sort le plateau à riz. Un plateau à
riz, ça s’appelle « sœbi ». Sur le sœbi, Il y a du riz blanc étalé,
en plein de petits tas, Au centre de chaque tas, il y a un creux pour placer de
la nourriture. Aujourd’hui, il y a un bol de « musato » ; le musato,
c’est de la pâte de piments, la nourriture de base pour les gens d’ici. Nupha y
est habitué depuis qu’il était tout petit. Et quand la nourriture vient à
manquer, pas la peine de parler de pâte de piments : un seul piment ou un
peu de sel, l’un ou l’autre, cela suffit tout autant à faire passer le riz.
Tout en
mangeant, Plepho et Nopaechœ parlent de tout un tas de choses. Nupho écoute ou
n’écoute pas. Son esprit vagabonde jusqu’au champ de brûlis, là-bas. C’est
encore le grand matin. On dirait que la brume va se lever, mais elle les
recouvre encore. Sur la montagne, les pins se dressent comme des ombres. Quand
il fait froid comme ça, les choux viennent bien. Nupho a entendu papa le dire…
Mais il en revient à penser qu’avec un tel froid, Ngepo doit être gelé, il n’a
pas de couverture. Le froid, cette année, est-ce que ce sera comme les anciens
le racontent : il disent que quand ils sont arrivés ici, il faisait si
froid qu’il y a vait des glaçons sur les brins d’herbe, si froid que les
nourrissons mourraient sur le sein de leur mère. Le frois, ce n’est pas un
invité que l’on voudrait voir par ici.
– « Je pense que je vais en récolter sur trois
parcelles. » Plepho par les choux. « Je n’ai pas trop envie de les
vendre au gens de la plaine. Ils profitent de nous. »
– « Si on ne les vend pas aux gens de la plaine, on
va les vendre à qui ? », dit sa femme.
– « Ils profitent bien trop de nous. Je le sais
bien. A la radio, on dit qu’en ville, c’est quatre bahts le kilo de choux, mais
ils ne nous les achètent que quarante centimes ! »
– « On n’y peut rien ! Notre Nupho, né dans la
montagne, il faut que tu connaissent tout ces problèmes. Tu te souviens des
champignons, l’été dernier ? Ceux de la plaine sont montés jusqu’ici pour
les acheter cinq bahts le Kilo. Ils disaient que c’est loin, que c’est
difficile de circuler. Tu n’as pas voulu les leur vendre et tu es allé les
vendre toi-même, pour n’en retirer que six bahts du kilo. On ne peut pas faire
sans eux, crois-moi ! »
– « Eh oui ! Mais leur poisson mangé des vers,
ils nous le vendent dix bahts le kilo ! »
– « Ils disent qu’ils viennent de loin,
Nupho… »
Voilà que
percent quelques faibles rayons de soleil. Des vieillards conduisent leurs tout
petits-enfants au soleil, à la recherche d’un peu de chaleur. Tous, hommes et
femmes, ont une pipe à la bouche et ils exhalent d’épaisses bouffées de fumée ;
d’autres se pressent encore auprès du feu. Dans une maison plus grande que les
autres, Nupho regarde le vieux Buhae ; le shaman, qui a eu tête de
fantôme, est couché, étreignant un oreiller de plumes ; il est heureux
avec sa pipe et son opium. C(rst le shaman du village et on l’appelle
« Sayukœcha ». Nupho ne l’a jamais vu cultiver la terre de l’année,
mais il a toujours ei de quoi manger.
Les champs
de papa sont sur l’autre versant de la montagne. Avec le froid vient la
sécheresse. Les feuilles des arbres deviennent de la couleur de la robe du
moine. De petites fleurs dont il ignore le nom viennent égayer les herbes qui
poussent des deux côtés du chemin ; les unes sont blanches d’autres mauves
et d’autres enfin jaunes, comme celles des cardamines ; sur les bords des
ruisseaux fleurissent en abondance les glorieuses rouges, les ipomées lancent
leurs tiges depuis les branches des arbres, elles ont des fleurs de la couleur
du liseron d’eau ; bouquets de bambous ou bosquets de quelque arbre que ce
soit, elles les colonisent tous, comme si cette terre était la leur. Abeilles
et frelons virevoltent çà et là à la recherche de nectar, ils ont l’air
d’hésiter tant il y a de fleurs, ils doivent toutes et ne pas arriver à se
décider. Dans certains coins de la jungle, les herbes du Laos recouvre de
vastes étendues, et leurs fleurs sont d’un blanc grisâtre et terne. Dans les
trous d’eau, le long du sentier, s’épanouissent des nénuphars, les uns jaunes,
les autres mauves et, sur les rives, ils se mêlent aux glorieuses rouges. Nupho
a l’impression qu’on a étalé des tissus multicolores dans cette jungle.
– « Laewi, laewi ! Laewi, laewi ! »
Maman l’appelle en lui disant de se dépêcher : papa
est déjà là-bas, au tournant. Mais voilà qu’il s’accroupit pour observer des
fourmis en train de traîner une carcasse de libellule. C’est étonnant !
Elles sont minuscules et la libellule est il ne sait combien de fois plus
grande qu’elles ; d’où tirent-elles donc une telle force ?
Le champ de
papa est sur le versant de la montagne, au bord du ruisseau. D’habitude, le
champ des autres, quand la récolte est finie, ils le laissent à l’abandon et la
jungle y reprend ses droits. Mais celui de papa, ce n’est pas comme çà. Cette
année, il a essayé de planter des choux sur cette parcelle au bord de l’eau.
Papa dit que, pendant la saison sèche, il n’y a pas assez de terre pour pouvoir
cultiver d’autres plantes : la terre n’est pas assez humide à cause des pluies
trop rares. Mais il a voulu le faire pour voir, malgré les avertissements de
tous ses amis.
Des troupes
de nuages viennent investir le ciel. Nupho et maman ont chacun un petit couteau
pour couper les choux. Bientôt, le petit garçon se met à courir dans tous les
sens. Quand cela commence à l’ennuyer, il va se coucher sous la futaie. Il est
loin, il est haut, le ciel. D’une profondeur sans fin, d’un vide, d’une
étrangeté. D’un bleu profond qui vous attire, comme s’il voulait vous appeler à
aller le rejoindre ;
– « Nupho ! Haeli ! Haephi
li ! »
Papa est en train de donner des grands coups de houe au
bas du terrain. IL fait un signe pour l’appeler et Nupho arrive en courant.
– « Qu’est-ce qu’il y a, papa ? »
– « Un wi ! » (un rat de rizière)
Papa a creusé un trou profond et large d’une coudée. Il
en extirpe le rat de rizière et le tue d’un coup de houe. Il est déjà mort mais
ses yeux, petits comme des grains de sésame, semblent scintiller comme s’il
vivait encore. Nupho le prend, le pose à terre et puis il s’accroupit, entourant
ses jambes de ses bras.
– « Il n’est pas encore adulte ! »
– « Il n’est pas adulte, mais il mange toutes les
racines de nos légumes… »
– « Il est tout petit ! »
– « Il est bon à manger ! »
– « Et si on nous chassait pour nous manger,
papa ? »
– « Tu as toujours des drôles de
questions ! »
Plepho arrange un feu pour brûler les poils du rat de
rizière. Il se rabougrit au point de ne pas être plus gros qu’une souris. Il
l’éventre et le vide sans dire un seul mot. La question résonne encore dans la
tête de son fils.
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