samedi 5 novembre 2016

"LE VILLAGE DANS LE CLAIR DE LUNE" DE MALA KHAMCHAN ; PREMIER CHAPITRE


J'ai envie de faire passer certains textes thaïlandais contemporains en français. Je me repose de la rédaction d'articles "sérieux" en traduisant des nouvelles (voyez mon dernier post) et - je me lance...- des romans. C'est pourquoi je commence (accrochez vous !) à vous passer la traduction d’un roman que j’aime beaucoup, « Le village dans le clair de lune », de Mala Khamchan, qui a été publié en 1980 (ce n’est pas du nouveau…) et a d’ailleurs reçu, cette année-là, le Prix du roman pour la jeunesse.  Alors, voilà, je vous donne le premier chapitre. Dites-moi si je dois continuer. Bonne lecture.


Chapitre Premier – Le froid sur la montagne

Le chant d’un coq parvient de loin. Une brume épaisse et grise recouvre le village sur la montagne. Voilà le matin. Le village s’éveille d’une nuit longue et froide. Le vent de la fin d’automne souffle et siffle. Nupho s’étire paresseusement et puis tire la couverture dont il se couvre la tête. Il a froid. Il a froid à cause de la rosée qui goutte, flip, flop, du bord du toi. C’est glaçant, au point qu’il ressent le froid jusque dans ses os. L’odeur âcre de la fumée se répand dans toute l’obscurité de la pièce. Il entend le bruit sourd du riz que l’on pile. Comme d’habitude, maman a dû se lever avant l’aube pour piler le riz. Nupho plie les genoux et se rapproche un peu du foyer. Tout de suit, il sent la bonne odeur des ignames en tain de griller. C’est sans doute papa. Papa a certainement mis les ignames à griller avant de sortir.
Le chœur du choc des pilons à riz s’élève d’un peu partout. Il dit que commence une nouvelle journée éreintante. Nupho reste couché un bon moment avant de se décider. Il rejette la couverture qui a été tissée àa la maison. Il fait un froid de canard. Il a la chair de poule ; la brume est encore épaisse tout autour de la maison. Nupho puise de un peu d’eau avec la calebasse et se frotte deux ou trois fois le visage. Elle est glacée. ça lui brûle les mains. En bas de l’escalier, le petit garçon voit papa en train d’affûter un couteau qui grince. Papa porte une canadienne de couleur foncée, comme les gens de la vallée. Elle est bien vieille mais papa ne veut pas la jeter. Cette canadienne, c’est le grand frère, qui est parti de la maison, qui l’a achetée à papa il y a déjà deux ans. Le papa de Nupho s’appelle Plepho et sa maman Nopaechœ. Nupho a tout plein de frères et de sœurs mais ils sont tous partis. Il ne reste plus que lui, le plus petit, et c’est tout.
– « Chœ Mow, cha soy bœ dœ na che ? »
Nupho a demandé à maman s’il peut aussi piler le riz. Maman tourne la tête et sourit. Elle soulève le pilon et le bloque avec une cale avant de retirer le riz et de le secouer pour en enlever la balle. La poule qui est en train de gratter la terre tout à côté chante pour appeler ses poussins et qu’ils viennent gratter quelques grains. Dès que maman retire la cale, Nupho empoigne le manche du pilon et se mettre à frapper de façon malhabile. Maman revient pour l’aider.
– « Hier, je suis allé chez Ngepo… » Nupho a parlé sans regarder maman.
– « Pourquoi ? »
– « Il n’a pas de riz à manger. J’ai vu sa maman faire cuire du maïs avec de l’herbe à chapelets »
– « Et tu vas partager ce riz avec lui… »
– « Il a plein de petits frères et de petites sœurs ! »
Nupha a parlé doucement, parce qu’il a peur que maman le gronde pour partager le riz avec son copain bien souvent. Mai maman ne dit rient. Elle remplit à ras bords une corbeille et la tend à Nupho. Il la prend et part en courant chez son copain.
         Une brume légère enveloppe encore Nopaechœ quand elle sort le plateau à riz. Un plateau à riz, ça s’appelle « sœbi ». Sur le sœbi, Il y a du riz blanc étalé, en plein de petits tas, Au centre de chaque tas, il y a un creux pour placer de la nourriture. Aujourd’hui, il y a un bol de « musato » ; le musato, c’est de la pâte de piments, la nourriture de base pour les gens d’ici. Nupha y est habitué depuis qu’il était tout petit. Et quand la nourriture vient à manquer, pas la peine de parler de pâte de piments : un seul piment ou un peu de sel, l’un ou l’autre, cela suffit tout autant à faire passer le riz.
         Tout en mangeant, Plepho et Nopaechœ parlent de tout un tas de choses. Nupho écoute ou n’écoute pas. Son esprit vagabonde jusqu’au champ de brûlis, là-bas. C’est encore le grand matin. On dirait que la brume va se lever, mais elle les recouvre encore. Sur la montagne, les pins se dressent comme des ombres. Quand il fait froid comme ça, les choux viennent bien. Nupho a entendu papa le dire… Mais il en revient à penser qu’avec un tel froid, Ngepo doit être gelé, il n’a pas de couverture. Le froid, cette année, est-ce que ce sera comme les anciens le racontent : il disent que quand ils sont arrivés ici, il faisait si froid qu’il y a vait des glaçons sur les brins d’herbe, si froid que les nourrissons mourraient sur le sein de leur mère. Le frois, ce n’est pas un invité que l’on voudrait voir par ici.
– « Je pense que je vais en récolter sur trois parcelles. » Plepho par les choux. « Je n’ai pas trop envie de les vendre au gens de la plaine. Ils profitent de nous. »
– « Si on ne les vend pas aux gens de la plaine, on va les vendre à qui ? », dit sa femme.
– « Ils profitent bien trop de nous. Je le sais bien. A la radio, on dit qu’en ville, c’est quatre bahts le kilo de choux, mais ils ne nous les achètent que quarante centimes ! »
– « On n’y peut rien ! Notre Nupho, né dans la montagne, il faut que tu connaissent tout ces problèmes. Tu te souviens des champignons, l’été dernier ? Ceux de la plaine sont montés jusqu’ici pour les acheter cinq bahts le Kilo. Ils disaient que c’est loin, que c’est difficile de circuler. Tu n’as pas voulu les leur vendre et tu es allé les vendre toi-même, pour n’en retirer que six bahts du kilo. On ne peut pas faire sans eux, crois-moi ! »
­– « Eh oui ! Mais leur poisson mangé des vers, ils nous le vendent dix bahts le kilo ! »
– « Ils disent qu’ils viennent de loin, Nupho… »

         Voilà que percent quelques faibles rayons de soleil. Des vieillards conduisent leurs tout petits-enfants au soleil, à la recherche d’un peu de chaleur. Tous, hommes et femmes, ont une pipe à la bouche et ils exhalent d’épaisses bouffées de fumée ; d’autres se pressent encore auprès du feu. Dans une maison plus grande que les autres, Nupho regarde le vieux Buhae ; le shaman, qui a eu tête de fantôme, est couché, étreignant un oreiller de plumes ; il est heureux avec sa pipe et son opium. C(rst le shaman du village et on l’appelle « Sayukœcha ». Nupho ne l’a jamais vu cultiver la terre de l’année, mais il a toujours ei de quoi manger.
         Les champs de papa sont sur l’autre versant de la montagne. Avec le froid vient la sécheresse. Les feuilles des arbres deviennent de la couleur de la robe du moine. De petites fleurs dont il ignore le nom viennent égayer les herbes qui poussent des deux côtés du chemin ; les unes sont blanches d’autres mauves et d’autres enfin jaunes, comme celles des cardamines ; sur les bords des ruisseaux fleurissent en abondance les glorieuses rouges, les ipomées lancent leurs tiges depuis les branches des arbres, elles ont des fleurs de la couleur du liseron d’eau ; bouquets de bambous ou bosquets de quelque arbre que ce soit, elles les colonisent tous, comme si cette terre était la leur. Abeilles et frelons virevoltent çà et là à la recherche de nectar, ils ont l’air d’hésiter tant il y a de fleurs, ils doivent toutes et ne pas arriver à se décider. Dans certains coins de la jungle, les herbes du Laos recouvre de vastes étendues, et leurs fleurs sont d’un blanc grisâtre et terne. Dans les trous d’eau, le long du sentier, s’épanouissent des nénuphars, les uns jaunes, les autres mauves et, sur les rives, ils se mêlent aux glorieuses rouges. Nupho a l’impression qu’on a étalé des tissus multicolores dans cette jungle.
– « Laewi, laewi ! Laewi, laewi ! »
Maman l’appelle en lui disant de se dépêcher : papa est déjà là-bas, au tournant. Mais voilà qu’il s’accroupit pour observer des fourmis en train de traîner une carcasse de libellule. C’est étonnant ! Elles sont minuscules et la libellule est il ne sait combien de fois plus grande qu’elles ; d’où tirent-elles donc une telle force ?
         Le champ de papa est sur le versant de la montagne, au bord du ruisseau. D’habitude, le champ des autres, quand la récolte est finie, ils le laissent à l’abandon et la jungle y reprend ses droits. Mais celui de papa, ce n’est pas comme çà. Cette année, il a essayé de planter des choux sur cette parcelle au bord de l’eau. Papa dit que, pendant la saison sèche, il n’y a pas assez de terre pour pouvoir cultiver d’autres plantes : la terre n’est pas assez humide à cause des pluies trop rares. Mais il a voulu le faire pour voir, malgré les avertissements de tous ses amis.
         Des troupes de nuages viennent investir le ciel. Nupho et maman ont chacun un petit couteau pour couper les choux. Bientôt, le petit garçon se met à courir dans tous les sens. Quand cela commence à l’ennuyer, il va se coucher sous la futaie. Il est loin, il est haut, le ciel. D’une profondeur sans fin, d’un vide, d’une étrangeté. D’un bleu profond qui vous attire, comme s’il voulait vous appeler à aller le rejoindre ;
– « Nupho ! Haeli ! Haephi li ! »
Papa est en train de donner des grands coups de houe au bas du terrain. IL fait un signe pour l’appeler et Nupho arrive en courant.
– « Qu’est-ce qu’il y a, papa ? »
– « Un wi ! » (un rat de rizière)
Papa a creusé un trou profond et large d’une coudée. Il en extirpe le rat de rizière et le tue d’un coup de houe. Il est déjà mort mais ses yeux, petits comme des grains de sésame, semblent scintiller comme s’il vivait encore. Nupho le prend, le pose à terre et puis il s’accroupit, entourant ses jambes de ses bras.
– « Il n’est pas encore adulte ! »
– « Il n’est pas adulte, mais il mange toutes les racines de nos légumes… »
– « Il est tout petit ! »
– « Il est bon à manger ! »
– « Et si on nous chassait pour nous manger, papa ? »
– « Tu as toujours des drôles de questions ! »

Plepho arrange un feu pour brûler les poils du rat de rizière. Il se rabougrit au point de ne pas être plus gros qu’une souris. Il l’éventre et le vide sans dire un seul mot. La question résonne encore dans la tête de son fils.

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