jeudi 24 novembre 2016

QUELQUES DEVINETTES TRADITIONNELLES CHEZ LES ENFANTS DE THAÏLANDE

Je me suis amusé à traduire quelques devinettes qui sont (ou étaient) largement répandues dans les cours de récréation des écoles primaires thaïlandaises. Elles peuvent nous rappeler de bons souvenirs, puisqu'elles ne sont pas sin différentes de celles que nous connaissions quand nous étions enfants, en France même...

1
อะไรเอ่ย
ดำแล้วขาว
ยาวล้าสั้น
มั่นแล้วอ่อน

Qu’est-ce que c’est ?
D’abord noir, il devient blanc ! (le cheveu)
D’abord longue, elle devient courte ! (la vue)
D’abord solide, elle devient fragile ! (la dent)

2
อะไรเอ่ย            
มีปากไม่มีฟัน
กินข้าวได้ทคกวัน  
ได้มากกว่าตน

Qu’est-ce que c’est ?
Elle a une bouche, mais pas de dents,
Elle avale du riz chaque jour,
Bien plus que tu peux en manger ! (la marmite)

3
อะไรเอ่ย            
ไม่มีคอไม่มีหัว
แต่มีหน้า            
ถึงเวลาตีได้ตีเอา

Qu’est-ce que c’est ?
Il n’a pas de cou, pas de tête,
Mais une face
Quand vient le moment, on le frappe ! (le gong)

4
อะไรเอ่ย            
สุกไม่หอมงอมไม่หล่น
แห้งคาต้น          
คนกินได้

Qu’est-ce que c’est ?
Mûr, il n’a pas de parfum, trop mûr, ne tombe pas,
Sec, il reste sur sa tige,
On peut le manger ! (le maïs)

5
อะไรเอ่ย            
ซื้อมาเป็นสีดำ
นำมาใช้กลายเป็นสีแดง
พอสิ้นแรงกลายเป็นสีเทา
ต้องเอาไปทิ้ง

Qu’est-ce que c’est ?
Quand on l’achète, il est noir,
Quand on s’en sert, il est rouge,
Quand il est usé, il devient gris
Et il faut le jeter ! (le charbon)

6
อะไรเอ่ย
เวลาใช้เอาไปทิ้ง
เวลาไม่ใช้เอาไปเก็บไว้ที่หัว

Qu’est-ce que c’est ?
Quand on s’en sert, on la jette,
Quand on ne s’en sert pas, on la garde à la proue ! (l’ancre)

7
อะไรเอ่ย
ยิ่งเก็บยิ่งเก่า
ยิ่งใช้ยิ่งใหม่

Qu’est-ce que c’est ?
Plus on la conserve, plus elle vieillit,
Plus on l’emprunte, plus elle est neuve ! (la rue)

8
อะไรเอ่ย
กลางวันพาลูกยืน
กลางคืนพาลูกนอน

Qu’est-ce que c’est ?
Dans la journée, elle est debout,
La nuit, on l’allonge ! (l’échelle)[1]

9
อะไรเอ่ย
เกิดมามีหางไม่มีขา
พอสิ้นลีวามีขาไม่มีหาง

Qu’est-ce que c’est ?
A la naissance, elle a une queue et pas de pattes,
A la mort, elle a des pattes mais pas de queue ! (la grenouille)

10
อะไรเอ่ย
เมื่อเด็กนุ่งขาว
เมื่อสาวนุ่งเขียว
เมื่อแก่นุ่งผ้าแดง

Qu’est-ce que c’est ?
Enfant, il porte du blanc,
Jeune, il porte du vert,
Vieux, il porte du rouge ! (le piment)

11
อะไรเอ่ย
คนซื้ไม่ได้ใช้
คนใช้ไม่ได้เห็น

Qu’est-ce que c’est ?
Celui qui l’achète ne s’en sert pas,
Celui qui s’en sert ne le voit pas ! (le cercueil)

12
อะไรเอ่ย
เรากลืนมันเราอยู่
มันกลืนเราเราตาย

Qu’est-ce que c’est ?
Si nous l’avalons, nous vivons,
Si elle nous avale, nous mourons ! (l’eau)

13
อะไรเอ่ย
สี่สายยานโตงเตง
ข้างนอกร้องเพลง
ข้างในร้องไห้

Qu’est-ce que c’est ?
Quatre ficelles pendent,
Dehors, on chante,
Dedans, on pleure ! (le hamac pour les bébés)

14
อะไรเอ่ย
หน้าแล้งอยู่ต้ำ
หน้าน้ำอยู่ทุ่ง

Qu’est-ce que c’est ?
L’été, il est dans le grenier,
A la saison des pluies, il est dans les champs ! (le riz)


[1] Autrefois, pour accéder aux maisons sur pilotis, on utilisait une échelle mobile : posée verticalement dans la journée, on la remontait la nuit, pour empêcher les intrusions extérieures.

"LE VILLAGE DANS LE CLAIR DE LUNE". DEUXIEME CHAPITRE

J'ai pris un peu de temps pour traduire le second chapitre de ce roman, mais je peux enfin vous le livrer aujourd'hui. Je vous souhaite bonne lecture...

Chapitre II – Le village dans le clair de lune

Plus haut, c’est le ciel, plus bas, c’est le torrent. Le village de Lakewadi se dresse entre le ciel et l’eau, et l’enchevêtrement des monts est son enceinte. Le village n’est pas très grand : il doit y avoir une vingtaine de maisons environ. Tous ses habitants sont d’un même sang vigoureux. Ceux qui ne font pas partie de la tribu les appellent soit « Yang » soit « Karen » ; bien pire, les gens de la plaine leur donnent le nom plutôt méprisant de « Yangkarœ », ce qui veut dire que ce sont des êtres inférieurs, des gens vulgaires et sales. Tous ces noms ne font pas vraiment plaisir aux habitants de Lakewadi. Leur vrai nom, c’est « Pakœ yo », ce qui veut dire « être humain ».
Le village est groupé, comme resserré sur lui-même. Si on le regardait de haut, on ne verrait que de vieux toits, triangulaires, brunâtres, recroquevillés les uns contre les autres ; les maisons sont plantées sans ordre, à la va-comme-je-te-pousse. Les anciens racontent que la raison pour laquelle les maisons sont toutes serrées comme çà, c’est parce qu’autrefois la jungle tout autour était pleine de toutes sortes d’animaux sauvages : il suffisait de faire deux ou trois pas en dehors du village pour trouver des traces de tigre ; la nuit, quand tous les feux étaient éteints, ils pouvaient sauter pour emporter animaux ou hommes et les dévorer. Voilà pourquoi les habitants de Lakewadi restaient groupés et ne sortaient jamais seuls. C’est la raison pour laquelle voilà longtemps les maisons étaient serrées les unes contre les autres, et l’habitude en est restée.
– « La nuit, quand on avait envie de chier, eh bien on chiait dans la maison ! » racontaient les vieux. « Ou bien on allumait une torche qu’on jetait en bas de la maison et quand le feu prenait, la femme chiait pendant que le mari surveillait, un javelot à la main… »

         Nupho et Ngepo coupent du bois, à bruits sourds, dans la jungle. Ngepo a quatre ans de plus que Nupho mais leur âge n’est pas un obstacle à leur amitié. La nuit va tomber. Le vent souffle fort, comme s’il voulait secouer la montagne à la faire trembler. Les arbres, au pied des monts, grincent sourdement mais les pins, sur les sommets, demeurent immobiles. Le vent soulève les feuilles jaunies qui tombent en virevoltant comme une pluie. Les « lekomo » sont déjà mûrs. Ils sont mûrs dans toute la jungle. Attendez donc que vienne la nuit noire. Les bandes de singes viendront peut-être s’en rassasier. Le lekomo, c’est un fuit qui n’est pas très gros, il doit être à peu près de la taille d’une noix d’arec. Il a une bonne odeur, si on le renifle de près. Mais il n’a pas un goût terrible, il est plus âcre que sucré, un peu comme une sapotille pas mûre. C’est pour çà qu’on n’en mange pas tant que çà.
– « Je vais aller avec papa chasser le singe à l’affût », dit Nupho.
– « Tu as encore de la chance. Tu as un père, tu as un fusil… Mais moi, je n’ai rien, je n’ai même pas de père ! »
– « Si papa le veut bien, je partagerai avec toi ! »
– « Tu es gentil, mais moi, Nupho… »
– « C’est rien ! On est des amis ! » Nupho lui sourit. « Papa m’a appris que quand on est des pakœyo, on doit s’entraider. Si on ne s’aide pas, qui donc nous aidera ? »
         Le bruit du bois qu’on coupe résonne dans la jungle. Le soleil qui flotte au ciel n’est plus qu’à une coudée de disparaître derrière les sommets. Le haut des monts, à l’est, est baigné de rayons jaune pâle et semble tout triste. Certains sommets sont dans l’ombre des nuages. Au loin, ce sont les chaînes de montagnes, tourmentées et presque indiscernables dans les brumes. Les pilons à riz commencent à lancer leur bruit cadencé dans le village. De certains endroits montent des fumées légères. C’est la sécheresse. Les fleurs vont bientôt mourir pour laisser leur place aux nouvelles qui viendront les remplacer. Dans les torrents, l’eau a baissé et le courant est moins fort. Tout çà veut dire qu’est revenue la saison où on a faim.
– « Qu’est-ce que tu veux être, Ngepo ? » demande Nupho pendant qu’ils descendent, chargés de leurs fagots.
– « Qu’est-ce que je veux être ? Je veux être ton pakœyo, pardi ! »  Ngepo regarde son jeune copain d’un air surpris. « Pourquoi tu me demandes çà ? »
– « Je voudrais savoir si tu es comme moi. Je voudrais être tout plein de choses. Des fois, je voudrais être un oiseau, je pourrais voler un peu partout. Mais maintenant j’ai changé d’avis. Je voudrais conduire des kubo. » Il veut dire qu’il voudrait être aviateur…
– « Je n’en ai pas envie, moi. » Ngepo rigole. « Je veux être quelqu’un de bien, comme mon père. Je veux défricher un champ plus grand que tous les autres, je veux avoir une femme et tout plein d’enfants, pour qu’ils m’aident à travailler. »
– « Une femme ! » Nupho rit de si bon cœur que Ngepo se sent gêné. « Je ne vois pas ce que çà a de bien : ton père, il a eu une femme et tout plein d’enfants ; je ne vois pas que vous ayez de quoi manger ! »
– « Si papa était encore là… »
Le visage de Ngepo s’est assombri et il se met bien vite à parler de tout et de rien.

         Il fait sombre maintenant et Nupho est un peu fâché que papa n’ait pas voulu l’emmener avec lui chasser le singe. Papa a pris son fusil et s’est enfoncé dans la nuit avec le père de Tibu. La viande de singe, en ragoût avec du piment sauvage, c’est épicé et très bon, meilleur que le rat de rizière. De toutes façons, il espère que papa pourra n’en ramener ne serait-ce qu’un seul.
– « Les singes, ils ont l’oreille fine et de bons yeux… Le bruit de tes pas les ferait tous fuir » a dit papa.
– « Je marcherai tout doucement… »
– « Si doucement que les feuilles ne craquent pas sous tes pas, tu en est capable ? »
Nupho n’en est pas capable, alors il n’a pu que regarder papa, mi convaincu mi fâché.
          C’est la nuit. A l’est, le ciel est jaunâtre mais la lune n’est pas encore apparue au dessus de la crête des pins. De l’autre côté du ciel, on voit des étoiles qui scintillent tout doucement. « Les étoiles sont les yeux du Grand Génie. » Voilà ce que disent les anciens. « Celui qui se conduit bien, il le protège et celui qui fait le mal, il le punit. »
         Le vent froid souffle si fort que, quand il s’engouffre dans les vallées, on croirait entendre les sanglots de ceux qui sont dans l’obscurité. Nupho baisse son passe-montagne pour qu’il lui couvre le menton. On ne voit plus que ses yeux et son nez. Ce passe-montagne, papa l’a échangé l’année dernière contre un demi-pot de miel avec un marchand ambulant venu de la ville. Il protège vraiment bien du vent froid et il est encore plus noir que la nuit la plus noire… Le garçon se rapproche un peu plus du brasero. La lueur des flammes fait apparaître des ombres indistinctes sur les cloisons. Maman est assise de l’autre côté du brasero, en train de tisser. Nupho regarde le fil de coton qui passe et repasse à travers la trame. C’est beau comme un arc-en-ciel… Il se dit que la navette fait naître des rayures rouges comme le soleil. Deux fils se sont emmêlés et maman, avec sa ceinture de cuir de cerf, doit retendre la trame.
– « Va te coucher, Nupho ! »
– « Non, je ne n’ai pas encore sommeil »
– « Même si tu n’as pas sommeil, rentre à l’intérieur. Dehors, le vent est froid, fais attention à ne pas attraper la fièvre ! »
– « Je voudrais aller voir Ngepo. »
– « Il est tard. Il doit y avoir plein de serpents. Tu iras demain ! »
– « La lune brille ! »
– « Il est tard et il fait froid. La rosée tombe. Rentre dans la maison ! »
         Nupho est assis, les bras autour des genoux. Il continue à regarder les braises qui rougeoient. Maman tisonne le feu et les flammes s’élèvent d’un seul coup ; elles sont si brûlantes qu’il doit se détourner. Avec un tel froid, les enfants ont souvent le visage gercé. Leurs bras, leurs jambes, leur corps est comme couvert d’écailles parce qu’ils se tiennent trop près du feu. Mais si on ne se colle pas au brasero, comment donc pourrait-on se réchauffer ? Nupho a encore de la chance : en plus des couvertures faites à la maison, il en a trois autres, épaisses et bien chaudes, qui viennent de la ville. Mais Ngepo… Lui et ses frères et sœurs ne peuvent que se serrer les uns contre les autres…
         La lune s’est levée maintenant. Ses rayons pâles baignent le village. Les souffles sifflants du vent apportent avec eux l’odeur de la froidure. Les grands monts se fondent dans la lueur de l’astre. Nupho respire profondément. Et il se sent envahir d’un bonheur qu’il ne peut identifier. Dans quelques maisons, les gens dorment déjà. Il ne reste que la flamme intermittente du brasero qui se consume. Le toit de la maison est enveloppé de la douce lumière de la lune. Elle glisse doucement, solitaire, auréolée de deux halos. Tout est calme, tout semble serein. Dans le lointain, des nuages blanchâtres ourlent l’horizon. C’est comme si la lune venait nous consoler, comme si elle voulait compenser les coups cruels du vent glacial. Un nouveau né pleure dans une des maisons. La bise continue de siffler et, dans ses souffles on entend le son affaibli d’un tena[1].
         Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
         Pok wa me te dœ mœ dœ khwa cœ kœ tœ so phlae tœ ka
         No t do cho ma lo na  khi ka o tœ kol kha
Kwae li dœ sae li mae pru nœ me po na sa chu
Kwae lo li lœ rada kwa sa me o kwae ka ke sa
Tena phoni so m lae de sœ sœ lœ pho ki mae
Le tena reprend sa mélodie. Un chat-huant hulule dans les feuillages. Les feuilles de bananier se déchirent dans un bruit strident sous les coups du vent. Elles vont et viennent, comme quelqu’un qui agiterait les mains. La lune continue sa course. Nupho pousse un grand soupir lorsque le son du tena s’évanouit.
         Le tena au son harmonieux pense à celle qui est loin.
Les autres ont une amoureuse et moi je suis seul.
Ö oiselle, j’espère boire avec toi l’eau au ruisseau.
Je ne sais guère écrire, alors lis calmement.
Cette feuille blanche, quand tu l’auras reçue, réponds-y…
Le tena au son harmonieux pense à celle qui est loin.
         Les jougs de bambou des buffles s’entrechoquent avec un bruit métallique. Nupho rentre se coucher, obéissant aux ordres pressants de maman. Tout le monde dort déjà mais lui, il demeure éveillé, il voudrait marcher, il voudrait flotter, il voudrait avoir des ailes pour s’envoler jusqu’à l’horizon… Pourquoi donc ? Il n’en sait rien. C’est comme si, du fond de son cœur, quelque chose l’appelait. Il pense avec crainte à cette force secrète et la voix de ceux qui sont déjà morts, mais il se rassure en se disant que le Grand Génie protège les hommes. Le Grand Génie, il s’appelle Kœchœkœcha Kœlokœcha. Le Grand Génie c’est celui qui prend soin de ses enfants, les Pakœyo. Et, en plus du Grand Génie, il y a Tamakhwae, c’est le génie qui protège la maison des ancêtres. Le Grand Génie protège le village, Tamakhwae la maison. Ces deux génies-là sont bons. Les autres, ils sont méchants et ne veulent que du mal aux hommes : il y a le génie du torrent, celui des termitières, celui de la jungle, et puis tous les génies errants…
– « Le Grand Génie a créé le ciel, il a créé la terre, il a créé les hommes. »
Les paroles des anciens résonnent encore à ses oreilles. Nupho baille. Le feu, dans le brasero au milieu de la pièce, est vif. Maman enlève sa ceinture de cuir et vient se coucher tout près de lui. Son odeur, à laquelle il est tant habitué, lui réchauffe le cœur et le corps. Maman allonge le bras et vient le poser sur lui. Nupho ferme les yeux. Dans peu de temps, il sombrera dans un sommeil rempli de doux rêves, sous l’étreinte de maman.




[1] Instrument à cordes pincées utilisé par les Karens.

samedi 5 novembre 2016

"LE VILLAGE DANS LE CLAIR DE LUNE" DE MALA KHAMCHAN ; PREMIER CHAPITRE


J'ai envie de faire passer certains textes thaïlandais contemporains en français. Je me repose de la rédaction d'articles "sérieux" en traduisant des nouvelles (voyez mon dernier post) et - je me lance...- des romans. C'est pourquoi je commence (accrochez vous !) à vous passer la traduction d’un roman que j’aime beaucoup, « Le village dans le clair de lune », de Mala Khamchan, qui a été publié en 1980 (ce n’est pas du nouveau…) et a d’ailleurs reçu, cette année-là, le Prix du roman pour la jeunesse.  Alors, voilà, je vous donne le premier chapitre. Dites-moi si je dois continuer. Bonne lecture.


Chapitre Premier – Le froid sur la montagne

Le chant d’un coq parvient de loin. Une brume épaisse et grise recouvre le village sur la montagne. Voilà le matin. Le village s’éveille d’une nuit longue et froide. Le vent de la fin d’automne souffle et siffle. Nupho s’étire paresseusement et puis tire la couverture dont il se couvre la tête. Il a froid. Il a froid à cause de la rosée qui goutte, flip, flop, du bord du toi. C’est glaçant, au point qu’il ressent le froid jusque dans ses os. L’odeur âcre de la fumée se répand dans toute l’obscurité de la pièce. Il entend le bruit sourd du riz que l’on pile. Comme d’habitude, maman a dû se lever avant l’aube pour piler le riz. Nupho plie les genoux et se rapproche un peu du foyer. Tout de suit, il sent la bonne odeur des ignames en tain de griller. C’est sans doute papa. Papa a certainement mis les ignames à griller avant de sortir.
Le chœur du choc des pilons à riz s’élève d’un peu partout. Il dit que commence une nouvelle journée éreintante. Nupho reste couché un bon moment avant de se décider. Il rejette la couverture qui a été tissée àa la maison. Il fait un froid de canard. Il a la chair de poule ; la brume est encore épaisse tout autour de la maison. Nupho puise de un peu d’eau avec la calebasse et se frotte deux ou trois fois le visage. Elle est glacée. ça lui brûle les mains. En bas de l’escalier, le petit garçon voit papa en train d’affûter un couteau qui grince. Papa porte une canadienne de couleur foncée, comme les gens de la vallée. Elle est bien vieille mais papa ne veut pas la jeter. Cette canadienne, c’est le grand frère, qui est parti de la maison, qui l’a achetée à papa il y a déjà deux ans. Le papa de Nupho s’appelle Plepho et sa maman Nopaechœ. Nupho a tout plein de frères et de sœurs mais ils sont tous partis. Il ne reste plus que lui, le plus petit, et c’est tout.
– « Chœ Mow, cha soy bœ dœ na che ? »
Nupho a demandé à maman s’il peut aussi piler le riz. Maman tourne la tête et sourit. Elle soulève le pilon et le bloque avec une cale avant de retirer le riz et de le secouer pour en enlever la balle. La poule qui est en train de gratter la terre tout à côté chante pour appeler ses poussins et qu’ils viennent gratter quelques grains. Dès que maman retire la cale, Nupho empoigne le manche du pilon et se mettre à frapper de façon malhabile. Maman revient pour l’aider.
– « Hier, je suis allé chez Ngepo… » Nupho a parlé sans regarder maman.
– « Pourquoi ? »
– « Il n’a pas de riz à manger. J’ai vu sa maman faire cuire du maïs avec de l’herbe à chapelets »
– « Et tu vas partager ce riz avec lui… »
– « Il a plein de petits frères et de petites sœurs ! »
Nupha a parlé doucement, parce qu’il a peur que maman le gronde pour partager le riz avec son copain bien souvent. Mai maman ne dit rient. Elle remplit à ras bords une corbeille et la tend à Nupho. Il la prend et part en courant chez son copain.
         Une brume légère enveloppe encore Nopaechœ quand elle sort le plateau à riz. Un plateau à riz, ça s’appelle « sœbi ». Sur le sœbi, Il y a du riz blanc étalé, en plein de petits tas, Au centre de chaque tas, il y a un creux pour placer de la nourriture. Aujourd’hui, il y a un bol de « musato » ; le musato, c’est de la pâte de piments, la nourriture de base pour les gens d’ici. Nupha y est habitué depuis qu’il était tout petit. Et quand la nourriture vient à manquer, pas la peine de parler de pâte de piments : un seul piment ou un peu de sel, l’un ou l’autre, cela suffit tout autant à faire passer le riz.
         Tout en mangeant, Plepho et Nopaechœ parlent de tout un tas de choses. Nupho écoute ou n’écoute pas. Son esprit vagabonde jusqu’au champ de brûlis, là-bas. C’est encore le grand matin. On dirait que la brume va se lever, mais elle les recouvre encore. Sur la montagne, les pins se dressent comme des ombres. Quand il fait froid comme ça, les choux viennent bien. Nupho a entendu papa le dire… Mais il en revient à penser qu’avec un tel froid, Ngepo doit être gelé, il n’a pas de couverture. Le froid, cette année, est-ce que ce sera comme les anciens le racontent : il disent que quand ils sont arrivés ici, il faisait si froid qu’il y a vait des glaçons sur les brins d’herbe, si froid que les nourrissons mourraient sur le sein de leur mère. Le frois, ce n’est pas un invité que l’on voudrait voir par ici.
– « Je pense que je vais en récolter sur trois parcelles. » Plepho par les choux. « Je n’ai pas trop envie de les vendre au gens de la plaine. Ils profitent de nous. »
– « Si on ne les vend pas aux gens de la plaine, on va les vendre à qui ? », dit sa femme.
– « Ils profitent bien trop de nous. Je le sais bien. A la radio, on dit qu’en ville, c’est quatre bahts le kilo de choux, mais ils ne nous les achètent que quarante centimes ! »
– « On n’y peut rien ! Notre Nupho, né dans la montagne, il faut que tu connaissent tout ces problèmes. Tu te souviens des champignons, l’été dernier ? Ceux de la plaine sont montés jusqu’ici pour les acheter cinq bahts le Kilo. Ils disaient que c’est loin, que c’est difficile de circuler. Tu n’as pas voulu les leur vendre et tu es allé les vendre toi-même, pour n’en retirer que six bahts du kilo. On ne peut pas faire sans eux, crois-moi ! »
­– « Eh oui ! Mais leur poisson mangé des vers, ils nous le vendent dix bahts le kilo ! »
– « Ils disent qu’ils viennent de loin, Nupho… »

         Voilà que percent quelques faibles rayons de soleil. Des vieillards conduisent leurs tout petits-enfants au soleil, à la recherche d’un peu de chaleur. Tous, hommes et femmes, ont une pipe à la bouche et ils exhalent d’épaisses bouffées de fumée ; d’autres se pressent encore auprès du feu. Dans une maison plus grande que les autres, Nupho regarde le vieux Buhae ; le shaman, qui a eu tête de fantôme, est couché, étreignant un oreiller de plumes ; il est heureux avec sa pipe et son opium. C(rst le shaman du village et on l’appelle « Sayukœcha ». Nupho ne l’a jamais vu cultiver la terre de l’année, mais il a toujours ei de quoi manger.
         Les champs de papa sont sur l’autre versant de la montagne. Avec le froid vient la sécheresse. Les feuilles des arbres deviennent de la couleur de la robe du moine. De petites fleurs dont il ignore le nom viennent égayer les herbes qui poussent des deux côtés du chemin ; les unes sont blanches d’autres mauves et d’autres enfin jaunes, comme celles des cardamines ; sur les bords des ruisseaux fleurissent en abondance les glorieuses rouges, les ipomées lancent leurs tiges depuis les branches des arbres, elles ont des fleurs de la couleur du liseron d’eau ; bouquets de bambous ou bosquets de quelque arbre que ce soit, elles les colonisent tous, comme si cette terre était la leur. Abeilles et frelons virevoltent çà et là à la recherche de nectar, ils ont l’air d’hésiter tant il y a de fleurs, ils doivent toutes et ne pas arriver à se décider. Dans certains coins de la jungle, les herbes du Laos recouvre de vastes étendues, et leurs fleurs sont d’un blanc grisâtre et terne. Dans les trous d’eau, le long du sentier, s’épanouissent des nénuphars, les uns jaunes, les autres mauves et, sur les rives, ils se mêlent aux glorieuses rouges. Nupho a l’impression qu’on a étalé des tissus multicolores dans cette jungle.
– « Laewi, laewi ! Laewi, laewi ! »
Maman l’appelle en lui disant de se dépêcher : papa est déjà là-bas, au tournant. Mais voilà qu’il s’accroupit pour observer des fourmis en train de traîner une carcasse de libellule. C’est étonnant ! Elles sont minuscules et la libellule est il ne sait combien de fois plus grande qu’elles ; d’où tirent-elles donc une telle force ?
         Le champ de papa est sur le versant de la montagne, au bord du ruisseau. D’habitude, le champ des autres, quand la récolte est finie, ils le laissent à l’abandon et la jungle y reprend ses droits. Mais celui de papa, ce n’est pas comme çà. Cette année, il a essayé de planter des choux sur cette parcelle au bord de l’eau. Papa dit que, pendant la saison sèche, il n’y a pas assez de terre pour pouvoir cultiver d’autres plantes : la terre n’est pas assez humide à cause des pluies trop rares. Mais il a voulu le faire pour voir, malgré les avertissements de tous ses amis.
         Des troupes de nuages viennent investir le ciel. Nupho et maman ont chacun un petit couteau pour couper les choux. Bientôt, le petit garçon se met à courir dans tous les sens. Quand cela commence à l’ennuyer, il va se coucher sous la futaie. Il est loin, il est haut, le ciel. D’une profondeur sans fin, d’un vide, d’une étrangeté. D’un bleu profond qui vous attire, comme s’il voulait vous appeler à aller le rejoindre ;
– « Nupho ! Haeli ! Haephi li ! »
Papa est en train de donner des grands coups de houe au bas du terrain. IL fait un signe pour l’appeler et Nupho arrive en courant.
– « Qu’est-ce qu’il y a, papa ? »
– « Un wi ! » (un rat de rizière)
Papa a creusé un trou profond et large d’une coudée. Il en extirpe le rat de rizière et le tue d’un coup de houe. Il est déjà mort mais ses yeux, petits comme des grains de sésame, semblent scintiller comme s’il vivait encore. Nupho le prend, le pose à terre et puis il s’accroupit, entourant ses jambes de ses bras.
– « Il n’est pas encore adulte ! »
– « Il n’est pas adulte, mais il mange toutes les racines de nos légumes… »
– « Il est tout petit ! »
– « Il est bon à manger ! »
– « Et si on nous chassait pour nous manger, papa ? »
– « Tu as toujours des drôles de questions ! »

Plepho arrange un feu pour brûler les poils du rat de rizière. Il se rabougrit au point de ne pas être plus gros qu’une souris. Il l’éventre et le vide sans dire un seul mot. La question résonne encore dans la tête de son fils.

TRADUCTION DE LA NOUVELLE DE SOLOT SAENGDUAN, "PETIT GARON PETIT CAMELEON"


Vous le savez peut-être, il m’arrive de traduire des nouvelles thaïlandaises contemporaines (certaines sont publiées dans la revue “Jentayu” que je recommande chaudement à tous les passionnés de littérature asiatique) ; je vous en propose donc une aujourd’hui, “Petit garçon, petit caméléon”, due à un auteur peu connu, Solot Saengduan. Comme je l’aime beaucoup, je souhaite la faire connaître. A vous de me dire ce que vous en pensez.


Un caméléon – ou est-ce un lézard ? – creuse, dans la terre, comme une espèce de trou. Il fait deux ou trois tours sur lui‑même, puis se met en position, comme s'il allait se soulager ou bien pondre dans ce trou. Ses gros yeux exorbités roulent, regardant tout autour, comme s'il craignait quelque danger. Il gratte la terre pour reboucher le trou et... pfuitt... il s'enfuit rapidement.
Cette petite bête-là ne sait pas que, depuis qu'il a commencé, Kong la regardait en catimini. Kong aime bien venir en cachette ici, derrière l'école, à la lisière de la plaine, et s'y asseoir, sans parler. On ne peut pas dire qu'il y ait des bosquets, ni que ce soit vraiment une friche, mais elle plaît à Kong telle qu'elle est, parce qu'il y trouve tout plein de choses qui ressemblent à chez lui. Enfin, ce n'est pas chez lui, c'est chez papa.
Kong a envie de prendre un morceau de bois et d'aller gratter la terre là où le caméléon – ou bien le lézard – a enterré quelque chose. Mais il a peur d'y trouver des bébés caméléons, tous rouges, qui pleureront, cherchant leur maman. Et puis Kong n'a pas de lait pour qu'ils tètent.
Aujourd'hui, c'est samedi, mais personne n'est venu chercher Kong pour le conduire à la maison. Certains de ses petits camarades sont partis chez eux, tout contents. Aucun de ceux qui restent n'a l'air de s'amuser. Le maître ne sourit pas du tout, sauf quand il y a des parents qui viennent.
Et nous y revoilà ! Kong en a vraiment assez ! Le maître va leur faire prendre une douche et se laver les cheveux ! Imaginez un peu : Kong et ses camarades sont déjà grands ! Le maître les fait encore se mettre tout nu, tous ensemble, les filles comme les garçons ! Et puis il leur apprend à prendre une douche, et à se laver les cheveux comme il faut ! Il faut se servir d'un bon shampooing, frotter doucement, se pencher à droite, se pencher à gauche, et puis je ne sais trop quoi encore ! Le bouquet, c'est quand le maître prend une immense serviette de toilette qu'il vous bouchonne sur la tête, puis qu'il vous frotte, vous frictionne, puis qu'il tire tant que la tête de Kong pourrait presque partir avec la serviette ! C'est comme çà ! Kong se tient maintenant debout, bras et jambes écartées, pour que le maître lui enfile ses pyjamas. Aujourd'hui, Kong met des pyjamas bleu‑pâle. Ce sont des pyjamas de petit Japonais. C'est sa maman qui l'a dit à Kong, parce que c'est elle qui les lui a achetés.
Kong ne dort jamais vraiment, quand il couche à l'école, parce que, à peine a-t-on terminé, avec lui, la prière du soir, que le maître donne l'ordre de se mettre au lit, alors que Kong n'a pas encore sommeil. Le maître va et vient, surveillant tous les lits, pour voir qui ne dort pas encore. Kong doit donc faire semblant de dormir et, à chaque fois, s'il s'endort, c'est par un effort de volonté.
Cette nuit, le maître qui surveille d’habitude le dortoir n'est pas là ou bien, c'est spécial, parce que c'est samedi ; Kong n'en sait rien. Les enfants peuvent se coucher à l'heure qu'ils veulent, à condition, bien sûr, que ce ne soit pas plus tard que huit ou neuf heures. Certains des camarades de Kong regardent la télé, d'autres jouent à cache-cache dans les serviettes de toilette qui sont étendues, d'autres enfin jouent à la poupée.
Kong a une petite sœur, elle s'appelle Koy. Koy habite chez grand-mère. Grand-mère emmène Koy avec elle, partout où elle va. Grand-mère aime Koy bien plus qu'elle n'aime Kong. A chaque fois que Kong rentre à la maison, quand personne ne fait attention, Kong frappe et cogne Koy. Et Koy pleure à chaudes larmes. Mais attention, hein ! Personne ne sait que Kong tourmente ainsi sa petite sœur. Koy a beaucoup de poupées. Elle en a des grandes, des petites, certaines sont même plus grandes qu'elle.
D'habitude, tous les samedis, grand-mère envoie quelqu'un pour chercher Kong et le conduire à la maison ; quand vient le lundi, on le ramène à l'école. Sans cela, si grand-mère n'est pas libre, eh bien ! Kong se passe de rentrer à la maison. Et même s'il rentre à la maison, cela ne veut pas dire qu'il soit sûr de voir papa et maman. Certaines fois, maman vient le voir, elle emmène Kong pour lui acheter des jouets, des vêtements, lui fait manger des crèmes glacées délicieuses, puis elle le reconduit chez grand-mère. Des fois, papa envoie l'oncle Cha pour le prendre et Kong va chez papa, dans sa maison, au camp des soldats.
C'est la maison de papa, au camp des soldats qui, se dit Kong, ressemble à la plaine, derrière l'école : il y a un grand espace libre, comme ici, et c'est en friche, tout pareil, parce que papa n'a qu'un seul soldat pour le servir, et que ce soldat doit tout faire, balayer la maison, laver et repasser le linge, entretenir la voiture, acheter des gâteaux pour Kong et c’est vrai ! aussi s'occuper des poules ! Le papa de Kong a construit une grande cage et dedans, il y a beaucoup de poules, et elles pondent beaucoup d'œufs. Quand papa fait venir Kong chez lui, il fait aussi, toujours, venir une femme. Des fois, Kong va se cacher toute la journée dans le poulailler, sans vouloir en sortir, des fois, Kong, exprès, téléphone à maman, et lui parle, pour que cette femme entende et qu’elle ne vienne plus voir papa.
Kong se dit que papa l'aime plus qu'il n'aime cette femme parce que, des fois, quand Kong doit passer un examen, Kong fait semblant de pleurer, pour que papa l'accompagne et l'attende, assis à l'extérieur de la salle d'examen. Papa accepte de venir et, en plus, il achète à Kong plein de crayons, qu'il lui taille, tous, bien comme il faut. Kong est heureux que papa l'aime beaucoup, alors il rit avec lui, ils se font des signes en haussant les sourcils, ils louchent, puis Kong dessine tout plein de choses amusantes sur sa copie, mais il n'a pas résolu une seule question du problème. Ce n'est pas cela qui l'intéresse à ce moment‑là !
Et maman aussi aime beaucoup Kong. Mais des fois, Kong a comme l'impression qu'elle ne l'aime pas du tout. Auparavant, avant qu'il n'entre à l'école, Kong, des fois, ne voyait pas maman pendant plusieurs jours. Il ne voyait pas papa non plus. Des fois, il ne voyait même pas grand-mère. Il ne savait pas où ils partaient tous. Kong pensait à papa et à maman, et il pleurait fort, et il se tirait les cheveux, qu'il arrachait par touffes. Quand il est en colère, ou mécontent de quelqu'un, Kong, à chaque fois, s’arrache encore les cheveux, et puis il jette tout ce qui est à portée de sa main.
Kong pense à papa et à maman, puis il pense à ce caméléon. En secret, Kong va gratter à l'endroit où le caméléon a caché quelque chose dans un trou. Kong y trouve deux œufs, tout petits. Pendant plusieurs jours, Kong se glisse pour bien observer, mais il ne voit pas venir la maman caméléon, pas une seule fois ! Encore un jour, et Kong va gratter à nouveau. Il ne trouve que des coquilles vides. Sans doute les petits caméléons sont-ils déjà éclos. Avec qui sont‑ils donc allé vivre ? Et ont‑ils une grand-mère, comme Kong et sa petite sœur Koy ? Kong n'en sait rien.
Kong voudrait aimer quelqu'un, quelqu'un qui l'aimerait vraiment, pas quelqu'un qui ferait semblant de l'aimer. Et papa, alors ? Kong n'est plus très sûr que papa l'aime vraiment. Des fois, il fait comme s'il ne s'intéressait pas du tout à Kong. Et, en plus, il le gronde, quand Kong se moque, au nez de cette femme. Pour maman, elle se couche tard et se lève de même tout le temps. A chaque fois que Kong lui téléphone, elle refuse de se lever. Et grand-mère, elle aime emmener Koy, la petite sœur de Kong, chez ses amis.
Kong a eu une idée : il va prendre un œuf de poule, et l'enfouir dans la terre, derrière le poulailler. Quand il sera éclos, comme les petits caméléons, Kong aura quelque chose à aimer, et sera aussi aimé. Mais le plan de Kong est tombé à l'eau et, en plus, papa l'a grondé très fort, parce que cette espèce de soldat est allé cafarder !
Kong téléphone à maman pour lui dire que papa l'a grondé : le gardien de la maison lui dit que maman n'est pas là, qu'elle est partie à l'étranger, pour sa lune de miel, et qu'elle ne reviendra pas de si­tôt. Kong est en colère et ne sait alors plus très bien quoi faire ; alors, il jette le récepteur du téléphone, plusieurs fois, contre le mur, jus­qu'à ce qu'il se brise. Grand-mère donne une correction à Kong, à s'en rompre la main. Kong ne sanglote pas, mais de grosses larmes coulent de ses yeux. Koy, de sa démarche malhabile, vient chercher Kong, et lui donne une poupée pour qu'il joue. Kong repousse avec force et Koy et la poupée. Koy tombe et pleure.
Il y a deux ou trois jours, c'était l'anniversaire de Kong. Papa avait organisé une fête, pour lui, dans sa maison, au camp des soldats. Beaucoup d'enfants étaient là et il y avait tout plein de crème glacée, des tas de ballons, et un énorme gâteau, que Kong devrait, en plus, découper lui-même. Kong avait un nouveau costume blanc et sa petite sœur aussi. Kong a reçu plein de jouets en cadeau et Koy aussi, alors que ce n'était même pas son anniversaire à elle.
Cette femme, elle avait tout pris en mains. Kong a fait comme s'il l'ignorait. Un jour, Koy, là, avait fait quelque chose de méchant, elle avait appelé cette femme maman ! Cela n'avait pas plu du tout à Kong. Quand est venue l'heure de découper le gâteau, cette femme a apporté à Kong un gros paquet-cadeau. Papa a dit à Kong : « Prends-le et dis merci à maman ». Kong a répondu que non. Papa a souri, et a répété à Kong : « Dis merci à maman ». Kong a répondu que non. A ce moment-là, papa, le visage rouge, a dit : « Pense bien à cela, Kong, maintenant, tu es grand, que dois-tu faire? Tu sais que je ne suis pas content et toi non plus tu n'es pas content. Tout le monde nous regarde, avec insistance. » Kong ne savait pas trop quoi faire alors il a enfoncé les deux mains dans ce beau gâteau d'anniversaire, et il l'a écrasé jusqu'à ce que la table en soit toute barbouillée...
Ce soir-là, Kong sentait qu'il avait eu tort. Alors, il a téléphoné à papa, à sa maison, au camp des soldats. Kong a dit à papa qu'il pensait à lui, et qu'il voudrait bien dormir avec lui. Papa a répondu que c'était entendu et qu'il irait le chercher le lendemain. Kong a dit que non, qu'il voulait dormir avec papa, cette nuit. Papa n'a pas voulu venir le chercher. Alors Kong a, une fois de plus, jeté le récepteur du téléphone et s'est mis à pleurer à chaudes larmes. Grand-mère l'a encore grondé et l'a envoyé au lit avec Koy, bien qu'il fasse encore jour.
La petite Koy, qui n'a rien compris, a pris son ours en peluche, qu'elle serrait contre elle et, suivant Kong, s'est mise à monter les escaliers pour aller se coucher. Cette fois-ci, Koy n'a pas osé avoir l'air de prendre pitié de Kong, parce qu'elle avait peur d'être encore une fois rabrouée. Presque arrivée à la dernière marche, son ours lui est tombé des mains ; Koy a alors essayé de le rattraper, et la voilà, avec son ours, dévalant les escaliers jusqu'en bas ! Grand-mère s'est évanouie, et les tantes se sont mises à courir dans tous les sens en poussant des cris perçants. Koy était allongée, silencieuse, et ne faisait aucun mouvement.
C'était à qui gronderait Kong le plus fort, et croyez-le bien, il a été roué de coups. Kong s'est refusé de parler à qui que ce soit, même pas à papa, parce qu'il savait bien que personne ne croirait qu'il n'avait pas poussé Koy du haut de l'escalier.
Ce soir, Kong est allé s'asseoir en silence, une fois encore, derrière l'école. Kong a regardé dans la plaine, et y a vu un petit garçon pas plus grand que lui, à califourchon sur un buffle. Kong aurait voulu faire l'échange avec lui, que ce petit garçon devienne Kong : ainsi, Kong n'aurait plus, comme maintenant, tous ces problèmes. A la maison, tout le monde va le détester, pendant longtemps encore ; surtout papa.
Les coquilles d'œuf de caméléon doivent encore être à leur place. Kong voudrait tant savoir où sont partis les petits caméléons et si, vraiment, ils sont heureux.
Kong vient juste de penser qu'aujourd'hui, personne n'est venu le chercher. C'est sans doute parce qu'ils veulent le punir.
Kong tend le cou pour regarder ses camarades. Il voit que, dans les lits, tout le monde dort. Kong glisse alors la main sous son oreiller pour aller y chercher quelque chose. Kong se retourne et s'installe sur le ventre, puis il pose ce qu'il vient de prendre sur son oreiller. C'est une poupée pas plus grosse que le pouce, couchée dans un tout petit berceau. Quand on le pousse du doigt, le berceau se balance. Kong l'a volé ce soir même à une de ses petites camarades.
Maintenant, il ne sait pas si Koy, sa petite sœur, est guérie ou non. Kong regarde fixement la petite poupée qui va, qui vient, et il sent comme une brûlure sur ses prunelles. C'est vrai, à y bien penser, personne n'aime Kong, sauf Koy.

Kong pousse encore le petit berceau, il va, il vient ; le voile de ses larmes fait qu'il croit voir sa petite sœur dormir sur ce lit minuscule, et il pleure...